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— Vous étiez accompagné d’une demoiselle qui s’appelait… Capucine Kruger ?

Christian eut beau chercher, ni la soirée ni le nom ne lui évoquaient rien.

— Il est impossible de ne pas se souvenir de cette créature ! Elle avait les cheveux très noirs et lisses avec quelques mèches folles qui lui tombaient dans les yeux, des yeux de chat persan, vert émeraude. Elle portait une robe fourreau grise, assez courte et sans manches, des bas de couleur chair et des escarpins noirs.

— Désolé, ça ne me dit rien.

— Mais si, faites un effort ! Toujours souriante, elle vous glissait des mots à l’oreille, vous sembliez tellement complices… Vous la présentiez à vos connaissances comme s’il s’était agi d’une princesse, et peut-être en était-elle une. Tous ses gestes étaient gracieux, effleurés. Je n’ai pas pu entendre le son de sa voix, je n’ai pu que l’imaginer, au loin, coincé derrière mes portes vitrées.

— Aucun souvenir.

— J’aime par-dessus tout mon petit bout de femme… Mais ce soir-là… Je me suis dit que l’homme qui avait une telle splendeur à son bras avait bien de la chance.

Cette Capucine avait dû se chercher une place dans la mémoire de Christian Grimault, mais, se sentant indésirable, l’avait quittée pour de bon. Dans celle de l’aboyeur, elle semblait bien à l’abri, et pour l’éternité.

— Frédéric, cette soirée doit se terminer en beauté et non dans la mélancolie dans laquelle vous m’entraînez.

L’aboyeur le suivit dans les méandres de l’hôtel de Beynel, jusqu’au deuxième étage, dans le salon acajou, doté d’un balcon qui longeait toute la façade arrière du bâtiment. En contrebas, on devinait un jardin d’hiver laissé à l’abandon, dont le toit avait été ouvert pour l’occasion. Entre palmiers et plantes exotiques jaunies, on devinait la silhouette de deux hommes accroupis qui patientaient devant de petites structures en bois et une infinité de tubes en carton reliés par des mèches rouges.

— J’avais prévu de porter l’estocade ici avec mes cinquante fidèles. Un grand finale pétaradant. Nous ne serons que deux à en profiter. Ça n’en sera que meilleur.

Et il fit signe aux artificiers qui se tenaient prêts pour la mise à feu.

Aux premiers crépitements se forma dans les airs une boule de feu qui resta un moment en suspension, grouillante, rougeoyante, un big bang, un magma céleste. Suivit une éruption de faisceaux bleus, de chandelles rouges, de serpentins jaunes, d’éclairs violets, puis un bouquet de figures argentées, puis un geyser aux nuances fauves, puis un bouquet aux éclats d’or. Puis un lâché d’ogives se croisant en vol, se contrariant, pour toutes s’estomper en même temps. Au milieu de cette constellation, seule une flèche blanche traçait son chemin, incandescente, vaillante, déterminée à rejoindre le zénith, où elle se démultiplia, créant une arabesque qui retomba en larmes lumineuses.

L’aboyeur comprit alors que le spectacle obéissait à un scénario dont Christian Grimault avait été, là aussi, le grand ordonnateur. Ce foisonnement de formes et de couleurs semblait raconter son histoire bien plus fidèlement que sa complainte de l’homme maudit, ses souvenirs amers, ses anathèmes lancés au monde entier. Dans ce panégyrique qui scintillait sous leurs yeux, il était certes question d’arrogance, de rayonnement, mais aussi de solitude et d’épuisement.

Pour conclure sur une note optimiste, Christian Grimault offrit au peuple de Paris un arc-en-ciel nocturne, un pont entre ses deux rives. Comme les enfants émerveillés qu’ils étaient redevenus, l’hôte et son aboyeur souriaient aux étoiles.

— J’espère que les noctambules et les insomniaques en profitent aussi.

Au tout dernier feu qui s’élançait vers la Voie lactée, les deux hommes quittèrent le balcon pour retourner dans la cour d’honneur. Il était 2 h 40.

— Avant de partir, j’aimerais à mon tour vous faire un cadeau. Sûrement le seul de votre fête d’anniversaire. Aucun supplément : c’est la maison qui offre.

— … ?

— En attendant des invités qui m’ont laissé beaucoup de temps libre, je suis allé me dégourdir les jambes du côté de votre bibliothèque, de votre salle de projection et de votre salon de musique. J’ai jeté un œil à vos milliers de films, de disques et de livres : la médiathèque à côté de chez moi en compte moitié moins.

— Sur ce plan-là aussi je vais devoir faire un don…

— Maintenant que j’en sais un peu plus sur vos goûts, je suis en mesure de vous annoncer le plus beau parterre d’invités que la terre ait connu.

— … ?

— Ils seront cinquante, comme vous l’aviez prévu. Dans tous les domaines, tous les arts. Cette liste-là vous appartient pleinement et ne saurait correspondre à aucun autre. Ces invités sont les vôtres et ce qui vous lie à eux ne regarde personne. Après tout, c’est votre anniversaire, non ?

— …

— Installez-vous dans un fauteuil pendant que je remets mon habit d’officiant. Et préparez-vous à les accueillir.

Frédéric Perez passa sa queue-de-pie, épingla son médaillon, enfila ses gants, ajusta son nœud papillon blanc, saisit sa canne. Ayant retrouvé sa légitimité, sa prestance de cour royale, il annonça les premiers arrivants.

— M. et Mme Herman Melville… M. Kurt Weil et Mme Lotte Lenya… M. et Mme Luis Bunuel…

Christian Grimault ferma les yeux, sensible à la force de conviction qui s’exprimait dans la voix de l’aboyeur. Soudain ces hommes et ces femmes étaient présents, ici et maintenant, tout surpris de pénétrer dans l’hôtel de Beynel. Christian discernait leur visage, leur costume, leurs aimables manières. À leur façon de prendre possession de l’espace, il devinait leur joie d’être chez lui, enfin.

— … M. et Mme Amadeus Mozart…

On l’avait célébré depuis le début de la soirée. Le faire figurer sur la liste des invités semblait la moindre des choses.

— … M. William Shakespeare…

William était venu ! Sa présence ce soir allait clouer le bec de tous les historiens qui prétendaient qu’il n’avait jamais existé.

— … M. Dashiell Hammett et Mme Lilian Hellman…

Christian Grimault, si fier d’être lui-même, aurait tout bazardé pour vivre une seule heure la vie de Dashiell Hammett, détective privé, écrivain, rebelle, aventurier, belle gueule. Avec Lilian, il avait enfin rencontré une adversaire à sa mesure.

— M. Alan Turing… M. Évariste Galois… M. Karl Popper…

Christian voyait les chercheurs, les scientifiques, comme de grandes figures romantiques. Il était fasciné par l’acharnement et la solitude de ceux qui avaient eu raison un siècle trop tôt. Ce soir, débarrassé de toute modestie, ébloui par la compagnie de brillants esprits, il n’avait aucun scrupule à se ranger parmi eux.

— … M. et Mme Thelonious Monk…

Combien de nuits de travail avec pour seule présence les merveilleuses dissonances du piano de Thelonious Monk ? Ce soir, il était venu avec sa femme, pour qui il avait composé Crepuscule with Nellie.

— M. Giacomo Casanova… M. Porfirio Rubirosa…

L’aboyeur fit raisonner dans la salle des patronymes aussi flamboyants. Christian avait toujours admiré les grands séducteurs. Casanova, aussi heureux au jeu qu’en amour, avait trouvé le temps, malgré ses centaines d’amantes, d’inventer la loterie nationale ! Et l’élégant Rubirosa avait été désigné par ses maîtresses comme la plus belle chose qu’une femme puisse s’offrir.

— M. Clyde Barrow et Mme Bonnie Parker.

Former un gang de légende avec sa compagne. Christian Grimault n’en aurait pas demandé plus à l’amour. Lui qui avait toujours traversé dans les clous.