Je passe la main sur mon ventre, là où ce matin une bataille faisait rage. La douleur s’est atténuée mais j’éprouve une curieuse sensation de dureté, comme si mes boyaux s’étaient solidifiés en plomberie d’évier. J’ai beau me frapper l’abdomen, ma main cède la première. Si j’avais eu des tripes en béton, je l’aurais su bien avant de commettre un assassinat.
Prostré sur mon lit de souffrance, une odeur fraîche et sucrée me parvient. La femme de mon cousin a déposé un bol de salade de fruits sur la table pendant mon sommeil. Depuis deux ans, elle me tolère dans sa cabane. Parfois j’aide, je garde les enfants, je désherbe, je tiens compagnie, j’épluche les légumes sous la véranda. Quand le cousin part en province, ma présence rassure. Me voyant dormir à deux heures de l’après-midi, elle s’est dit que faire la bringue était de mon âge et que des fruits frais allaient me remettre les intérieurs en place. Mes cousins sont des gens normaux, indulgents, ingénus, à mille lieues de tout geste criminel, ils vivent dans un pays où l’on ne tue pas pour 57 francs. Vous allez l’apprendre par les journaux : vous abritez un assassin ! Peut-être même pire, il doit y avoir des degrés. Écraser une main qui s’accroche à la vie, c’est sans doute plus inhumain qu’un coup de surin.
Me rendre à la police. C’est la seule chose à faire pour limiter la casse. Moi, quand j’apprends qu’un affreux s’est constitué prisonnier, ça m’attendrit. Si j’étais juré, je lui trouverais toutes les circonstances atténuantes. L’aveu m’émeut. Faire état d’une conscience, c’est bien ce qui nous différencie de la bête, non ?
… Me rendre ? Anticiper la sanction ? Un calcul de perdant. Diviser la note par deux. Un petit investissement à moyen terme. La Caisse d’épargne de la culpabilité ! Me pointer au Quai des Orfèvres ne me soulagera en rien. Autant les attendre allongé. Histoire de m’habituer à toutes ces nuits à venir dans un établissement spécialisé que l’on décrit comme une zone de non-droit.
Pourquoi ce besoin de la justice des hommes quand on voit ce qu’ils en font ?
Je fouille dans une vieille caisse pour y débusquer une écharpe blanche, sans tache mais grise d’usure. Je me la noue autour de la tête comme un corsaire. Bien serré, pour contenir la gueule de bois. Le plus incroyable, c’est que ça aide. La nuit tombe, lente. Merci. Merci la nuit. Si la grande aiguille progresse encore de cinq millimètres, les limiers du Quai des Orfèvres ne seront plus à craindre avant un tour complet du cadran. Je les vois déjà, tout fringants de m’avoir débusqué au fin fond d’une banlieue. Car vous serez là demain, à six heures sonnantes, messieurs. Comment en serait-il autrement ? On ne peut pas jeter un gars par-dessus bord et rentrer à bon port comme si de rien n’était. En quittant la rue de l’Ermitage, la tête rentrée dans les épaules, j’ai tendu un fil qu’ils n’ont plus qu’à tirer, c’est inéluctable, c’est écrit, vous n’avez qu’à lâcher les chiens, au flair ils vont me pister, à l’instinct. J’ai dû laisser quantité de cailloux blancs, suffit de se baisser. Dans Détective, on dit qu’ils retrouvent tout le monde, même des années plus tard.
Essaie d’être un peu rationnel, bon Dieu, arrête de geindre ! Ça n’était pas ton quartier, tu n’as pas croisé de concierge ni de locataires — y en avait-il seulement dans cette espèce de taudis qui attendait le boulet de démolition ? — et même si, de sa fenêtre, un témoin à moitié endormi t’a aperçu hier soir, tu n’étais qu’une silhouette vacillante dans la nuit. Tu as laissé des milliers d’empreintes, tu en as tartiné tout le toit, la bouteille, mais tu n’es fiché nulle part ! Casier vierge, nom de Dieu ! Et puis, tu crois vraiment que la mort d’un pareil rebut va affoler la Préfecture ? S’ils lâchent les chiens, ce ne seront pas les limiers mais les corniauds. À l’heure qu’il est, elle est peut-être déjà classée, ta glissade vespérale.
Voilà ce que je me dirais si j’étais encore capable d’un raisonnement.
… Un raisonnement ! Autant essayer de fabriquer un extincteur pendant que la maison brûle.
Au milieu de cet océan de peur, y a-t-il une seule goutte de remords, de remords véritable pour l’acte que j’ai commis, une goutte de compassion pour celui qui, par ma faute, n’est plus ?
Et quand bien même ai-je tué, est-ce si grave ? Hier la Terre portait quelques milliards d’humains, aujourd’hui quelques milliers de moins, dont ce salaud-là, que personne ne va pleurer, surtout pas sa sœur qui aime trop l’argent. La roue tourne, et j’ai été, l’espace d’une seconde, un des rouages de la grande machine universelle, un outil de Dieu. Je fais sans doute partie d’un vaste dessein impossible à concevoir tant qu’on n’a pas une vue d’ensemble. Peut-être fallait-il que je le fasse tomber, c’était écrit ! Peut-être ai-je libéré l’humanité d’un de ses plus nuisibles représentants ! Je suis épouvanté par mon geste mais je ne peux nier un extrême sentiment d’accomplissement : j’ai infléchi le cours des choses, de la vie, du monde. Il y a du divin en moi. Pourquoi fait-on du meurtre un tel pataquès ?
À quatre heures du matin, l’angoisse est sur le point de céder à l’épuisement. Comme on compte les moutons, je passe en revue les mille manières d’en finir. Pendu, noyé, décapité, délivré enfin.
Je rouvre les yeux. Indigne de toute délivrance.
Il y a sans doute un livre qui décrit mon calvaire sur cette paillasse. Un classique, un chef-d’œuvre, un ouvrage de référence. Il sera bien temps pour moi de le lire en prison, sur un bat-flanc. Mais je suis déjà certain que, malgré le talent de l’auteur, rien de ce que j’endure ne saurait être exprimé. S’il n’a pas commis la très grande faute, où l’écrivain a-t-il trouvé son inspiration, comment a-t-il choisi ses invectives ? Mesurer l’irréparable, voilà bien une tentation de cuistre ! Je l’imagine affûtant sa plume, prêt à tous les anathèmes, toutes les prédications, toutes les postures, toutes les oraisons pour donner à son projet un rayonnement tragique. Que ce gars-là vienne seulement me visiter, ici et maintenant, qu’il marche un seul instant sur ma rive, celle de la grande confrérie des assassins, qu’il ose seulement me regarder en face, au fond des yeux. Il verra alors surgir tous ses démons à la fois, ses terreurs d’enfant, ses hantises, ses phobies, ses lâchetés, toutes sans exceptions, toutes en même temps. Terrorisé, il tombera à genoux devant moi, suppliant le Ciel de retourner dans son monde à lui, où chaque jour a son lendemain. Il regagnera sa rive, guéri à jamais de la tentation de rendre ma souffrance dicible.
Le grincement des volets de la cuisine des cousins, le monde, l’usine, l’école. Hier à la même heure, j’étais bien certain que le monde ne se remettrait jamais de mon geste.
Je crois que la femme du cousin a des barbituriques contre les insomnies. Une bonne dose et je vais enfin dormir comme un innocent. La meute viendra cerner un gars qui dort du sommeil du juste, tout étonné de ce qu’on lui veut.
En me donnant la boîte de comprimés, elle dit :
— Tu ressembles à Marat.
— À qui ?
— Avec ton fichu sur la tête tu ressembles à Marat qui vient de se faire assassiner dans sa baignoire, comme dans la peinture de David.