Sans rien comprendre, je réponds :
— Vous serez débarrassés de moi bientôt.
Avant de glisser dans le sommeil, je me retrouve à nouveau sur ce toit, sous les étoiles. Mais j’essaie d’imaginer un autre épilogue à ce film monstrueux.
Mon bras est assez fort pour hisser son corps qui pend au-dessus du vide. Je le pose sur la terre ferme, il reprend souffle, revient à la vie. Il n’y croit pas et pleure des larmes de soulagement. Je suis son être suprême. Le jour où il mourra, vieux, dans son lit, entouré de ses petits-enfants, il pensera à moi avec nostalgie. Un jour, un homme m’a sauvé la vie. Et il racontera la fin de cette nuit-là à des mômes émerveillés. On a fini la mirabelle. On a coupé la dernière Gauloise en deux. On s’est serré la main dans le jour naissant sur la grande ville. On ne s’est jamais revus. Mais à chaque petit bonheur que la vie m’a accordé, à chaque rire, à chaque fois que mon cœur a fait un bond, j’ai repensé à ce gars-là et l’ai remercié d’avoir trouvé la force.
Au réveil, impossible de distinguer la grande de la petite aiguille. Quatre heures de l’après-midi ? C’est efficace, ces cochonneries chimiques. Les corniauds ne jappent pas encore à ma porte. Marat, pas mort.
Le kiosquier de la place Paul-Bert est encore ouvert. Il faut me débarrasser de mon blouson, l’enterrer, le brûler, mes chaussures aussi. Je sors en maillot de corps, je rase les pavillons, tête basse. On ne me connaît pas cet air piteux, dans le coin. On me voit plutôt en faraud. Et je ne sors jamais sans mon éternel blouson de voyou qui me fait mal voir des vieux. Ah si vous saviez combien vous aviez raison de me regarder par en dessous, moi qui n’avais pas même volé une fleur dans un bac de fenêtre. Les flics sont sans doute là, déployés en dispositif : le coup de filet s’annonce grandiose. Le boulanger qui fume un clope sur le pas de sa porte me salue au loin. Ils lui ont pourtant dit de ne pas en faire trop, à cet idiot… Les passants que je croise ont reçu la même consigne : ne faire semblant de rien. Acteurs ! Figurants ! Traîtres ! Et moi, avec ma gueule de condamné, ma dégaine de tire-laine, je confirme les soupçons. Marche donc comme un type qui va acheter le journal !
Je demande Le Parisien libéré pour la première fois, et non Détective. Je m’attendais à un gros titre, mais l’actualité est agitée par des guerres, des pays à feu et à sang, des dictateurs qui saignent les peuples, des catastrophes naturelles qui dévastent des régions entières, broutilles du genre, anecdotes, mais rien sur mon meurtre à moi. À la page des faits divers, là oui, on y est bien. C’est le mot « verrière » qui m’attire l’œil. Un entrefilet où l’on fait état d’un corps comme tombé du ciel dans un atelier d’artiste où ne vit aucun artiste. Ou alors si, mais pas comme on l’aurait imaginé. La locataire a une petite notoriété, c’est une jeune actrice qui joue les ingénues dans des séries B. Son nom ne me dit rien, mais ça explique sans doute cette notule en quatrième colonne. Très mauvaise nouvelle que j’apprends là !
Si mon défunt salaud avait terminé sa chute chez l’homme de la rue, on n’en aurait jamais causé, mais chez une ex-modèle qui a montré ses miches au cinéma, c’est du sensationnel ! Tout ce qui arrive aux vedettes, à commencer par leurs petits bonheurs ordinaires, ça intéresse les foules. Mais s’il s’agit d’un petit malheur, c’est le gros lot ! Plus grave encore : ce monde-là attire les flics comme des mouches. Ils imaginent des dessous vicieux, des affaires de mœurs, des chantages. Sans parler des politiques qui aiment s’entourer de vedettes parce que ça fait bien, comme les vedettes aiment s’entourer de politiques parce que ça peut servir. Le chef de meute va rappeler tous ses chiens, le son des cors viendra d’en haut, une curée se prépare !
Le cousin passe m’annoncer leur départ en vacances. Un mois du 20 au 20. Il compte sur moi pour garder la baraque, je peux m’y installer, je serai quand même plus au large, et avec salle de bains. Le cœur me serre. Je l’embrasse. Il ne comprend rien à cette soudaine affection. C’est le baiser de Judas. La prochaine fois que nos regards se croiseront, ce sera au palais de Justice. C’est à n’y rien comprendre, Monsieur le Président, je le connais depuis sa naissance, c’est pas un mauvais garçon. La salle de bains, ce sera la douche collective de la Santé.
Le lendemain je leur souhaite bonne route, mais je sais déjà qu’ils vont rentrer plus vite que prévu du camping de La Rochelle. Le transistor va crachoter mon nom et ils plieront la tente vite fait. Dès qu’ils ont tourné le coin de la rue, je file au kiosque. Rien dans le Parisien, ni ailleurs. Pas une ligne ! Rien non plus le jour suivant ni celui d’après. Rien du tout ! Ne pas en tirer de conclusion hâtive, ni voir une bonne nouvelle dans l’absence de nouvelles. Le bon sens populaire ne me tirera pas du merdier dans lequel je me suis fourré.
Rien ne se calme au tréfonds de mes viscères, je passe mon temps prostré au lit, que je quitte pour aller me vider dans les toilettes. Et pourtant je ne me nourris plus, je tiens à peine debout, il m’arrive de grignoter un coin de petit-beurre sans le terminer. Privé de sommeil, je résiste à la tentation d’avaler un Mogadon afin de ne pas entamer la dose létale au cas où.
Il faut attendre le lundi 24 juillet pour que, pendu à une pince à linge devant le kiosque, un imprimé à gros bâtons me saute au visage : MEURTRE DANS LA RUE DES CASCADES.
Une parenthèse : j’ai hésité à garder des traces écrites de ma triste histoire dans une boîte de biscuits remplie de coupures de journaux ; l’album sépia de ma gloire secrète. Mais quelque chose me disait que les idiots se font toujours rattraper par ce genre d’imprudences : tôt ou tard les boîtes sont faites pour être ouvertes, surtout quand on les cache. J’ai renoncé à prendre ce risque, préférant enfouir toutes mes reliques au plus profond de ma mémoire, le seul endroit sûr.
Oubliés les tremblements de terre, les famines, les accidentés de la route, la Guerre froide. Bêtises que tout ça. Rien que de l’ordinaire. Aujourd’hui, c’est mon mort à moi qui fait la manchette. Pour le coup, le despote sanguinaire qui n’a eu aucune pitié pour sa victime, c’est moi ! MEURTRE. Le mot est lâché, imprimé en capitales. Et à peine est-il reconnu comme tel que déjà il porte un nom : Meurtre dans la rue des Cascades. Porté sur les fonts baptismaux, mon homicide ! Il existe au monde, toute la ville en parle ! Orphelins, pupilles de la nation, veuves de guerre et pères en deuil, arrêtez donc de vous lamenter, il n’y en a que pour vous d’habitude, aujourd’hui c’est au tour de mon défunt salaud de passer devant tous vos morts. Effondré sur mon grabat, je lis et relis l’article qui prend toute la page 2, et je comprends pourquoi j’ai les honneurs de la une.
La starlette n’était pas seule au moment où mon cadeau du ciel lui est tombé sur la tête. Le concierge est formel : vers les 3 h 20 il a entendu comme une bombe tomber à proximité, il s’est levé d’un bond et a vu un gars surgir de l’atelier, tout débraillé, le chapeau sur les yeux, qui a filé droit dans la rue. La fille a été entendue mais on n’en sait pas plus. Quant à la victime, l’hypothèse du suicide ou de l’accident a été écartée après autopsie. Certes on lui a trouvé plus de deux grammes d’alcool dans le sang, mais les phalanges de ses mains ont été réduites en miettes. Des lambeaux de peau sont restés attachés à la gouttière. Quel monstre froid a pu commettre un geste aussi délibéré ? On parle tour à tour d’un professionnel du crime, d’un tueur à gages, d’un gangster de haut vol, d’un psychopathe, d’un vengeur masqué. Il incarne toutes les projections macabres du public. Quelque part un tueur se cache, on peut désormais l’imaginer derrière chaque porte cochère. Il appelle la chasse à l’homme et offre une tête à couper.