Ce n’est plus un fait divers, c’est la foudre qui déchire la nuit de sa lumière. Impossible de rêver mieux : tout y est ! Un meurtrier sadique, une star, un énigmatique fuyard, et Paris qui renoue avec ses mystères ! Édition spéciale !
À une mauvaise nouvelle en succède une bonne. Certes ma petite affaire nocturne a pris un sérieux coup de projecteur à cause de la starlette, mais la fille a manifestement des fréquentations qui tiennent coûte que coûte à leur anonymat. Le ver est dans le fruit. Ça suffit pour détourner la meute du droit chemin qui mène à moi.
C’est ainsi que commence véritablement le feuilleton de l’été : quelle est donc cette silhouette mystérieuse qui se rhabille à la va-vite dès que le premier venu tombe du ciel ? Suite demain ! Le plus épatant, c’est la façon dont la victime se fait piquer la vedette. L’actrice et son hôte fugitif absorbent toute la lumière et laissent dans la pénombre mon défunt salaud dont on ne connaît toujours pas l’identité — avant que sa sœur, celle qui aime trop l’argent, prenne conscience de sa disparition, les rotatives du Parisien ont le temps de chauffer. Pour l’instant, les enquêteurs n’ont pas été fichus de faire le lien entre le 91 rue des Cascades, là où mon pochard a pris son envol, et un immeuble voisin, le 14 rue de l’Ermitage, le taudis où il croupissait. À croire que seuls les ivrognes dans le noir sont capables de retrouver leur chemin.
En pleine nuit je me réveille, taraudé par un coin de phrase. Phalanges réduites en miettes. Lu comme ça, j’ai l’impression de m’être acharné comme un barbare. C’était surtout la main droite qui tenait bon, je l’ai entendue craquer, puis la gauche a lâché très vite. À jeun, il se serait sans doute accroché avec plus de force, mais il aurait été plus sensible à la douleur.
Le lendemain, juste un encart à la une, le reste en page 4. Si je ne fais plus le gros titre il y a cependant une évolution notable dans la désignation de mon forfait : Meurtre dans la rue des Cascades est devenu Meurtre de la rue des Cascades. Sérieuse promotion ! Ce petit de n’a l’air de rien mais il en dit long. J’ai l’impression d’être l’auteur d’un classique. Le fameux, l’inénarrable meurtre de la rue des Cascades. C’est du Edgar Poe. C’est Rouletabille. C’est Whitechapel. C’est la gloire ! L’article ne dit rien de plus que la veille, sinon que la fille continue d’être cuisinée par un cador de la Crim. On s’acharne sur la malheureuse, qui nie avoir connu la victime, mais qui refuse toujours de donner la moindre information sur son visiteur nocturne. Moi seul connais l’injustice qu’elle endure.
La meute s’égare, le flair désorienté par des traces qui la détournent, mais bientôt elle viendra aboyer devant mon terrier. Depuis que la photo de mon défunt salaud a été publiée, le bistrotier de Pigalle et tous ceux qui ont trinqué avec nous ce soir-là peuvent donner mon signalement, trop heureux de faire avancer l’enquête sur le Meurtre de la rue des Cascades.
L’idée de quitter le territoire m’obsède mais je crains de ne pas en avoir l’envergure. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, il faut du courage pour fuir. Si qui que ce soit m’avait dit une chose pareille au doux temps d’avant, j’aurais crié à l’affabulateur. Fuir, je ne suis pas de taille. Il me faudrait des tripes, du sang dans les veines, il me faudrait prouver que l’ailleurs existe, il me faudrait employer toute la ruse qui déjà me manquait enfant. Passer de la crainte à l’espoir, de l’espoir à l’action, de l’action à la délivrance, de la délivrance à l’oubli. Aborder des rivages, lire des cartes, réapprendre à parler, franchir des latitudes comme on traverse la rue, se faire accepter quelque part où l’on ne connaît ni l’homme blanc ni le vieux monde qu’il traîne derrière lui, n’avoir peur de rien, reprendre de zéro, disparaître. Ceux qui y sont parvenus ne se sont jamais manifestés. J’ai croisé un jour un Marseillais qui partait rejoindre un pasteur en Thaïlande. J’ai gardé sur un sous-bock le nom du saint homme et celui du camp où il officie. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Pas de questions. Depuis le temps, le Marseillais a dû engendrer une ribambelle d’enfants qui courent nus dans les plantations. Ils prononcent quelques mots de français avec l’accent de la Canebière. Moi qui, hier encore, cherchais ma place sur Terre, et un boulot, et une femme, moi qui cherche désormais une bonne conscience, je pourrais tout trouver là-bas d’un coup. Quelle meute irait m’y débusquer ? Au train où c’est parti, un petit bout de temps va s’écouler avant que les flics fassent circuler mon portrait-robot comme une image pieuse. Je me donne un an pour me faire adopter par les indigènes, tant je travaillerai fort, le sacrifice vissé au corps, corvéable à toute heure. Je sauverai des miséreux, j’irai les chercher jusqu’au fond des rizières, je jeûnerai avec les plus fervents, je me vêtirai couleur d’épices, j’aurai la peau tannée, le teint cuivré des hommes de là-bas, les femmes me masseront, elles me surnommeront celui qui ne sourit plus, et d’autres vies encore je sauverai, inlassable.
Impossible ? Et pourquoi donc ? Je n’ai pas un sou, c’est entendu, mais je sais où le cousin cache des florins qui lui viennent de notre grand-mère. Il ne sait pas que je le sais. Ce ne serait pas un vrai vol, je laisserais un mot. Ensuite je filerais chez un numismate de la rue Vivienne qui a un faux air de fourgue. Il ne demande jamais de certificat, possession vaut titre comme il dit. Je les braderais, certes, mais j’en tirerais assez pour un aller simple Paris-Bangkok. De là, un car direction Chiang Mai. Auprès du missionnaire, je jouerais le pauvre gars arrivé au bout de la route, il m’indiquerait un bungalow où dormir, pas plus grand qu’ici, et dès le lendemain, à moi de jouer.
Des décennies se sont écoulées depuis que la tentation de cette folle épopée m’a traversé l’esprit. Aujourd’hui on peut en rire, mais en 1961, ça n’était pas une utopie. J’aurais été un précurseur. C’était bien avant que des chevelus en baskets se passionnent d’Orient, bien avant que des passeurs d’opium aillent se faire peur en charter, bien avant que nos drapiers se délocalisent, et bien avant qu’une poignée de parvenus se partagent les archipels. Quel vieillard serais-je aujourd’hui si j’avais suivi cette impulsion ? J’y ai repensé souvent, à mon double des tropiques, à mon fantôme aux yeux bridés. Combien de vies aurais-je dû sauver pour m’absoudre d’en avoir pris une ?
La suite ne fut pas celle-ci. À choisir, je préférai qu’on vienne me cueillir, persuadé qu’il est plus facile de virer taulard endurci qu’aventurier au grand cœur. J’ai peut-être eu tort, qui saura jamais ?
Les journées passent sans que je prenne la direction d’Orly. Dans la presse, les épisodes de mon feuilleton, ceux qui proposent de vrais rebondissements, se font rares. Au 10 août, la starlette n’a toujours rien dit de son hôte mystère, nous sommes suspendus à son silence. Près de mon lit, la pile de Parisien m’arrive au genou. J’épluche tout, même le carnet mondain, la page des sports, les petites annonces et, parmi elles, les offres d’emploi. On y réclame des bras. Mille occasions pour l’homme de la rue de finir homme de peine. Quelque chose m’attire dans ces colonnes, comme une façon de conjurer le sort. Faute de prendre le large, j’inverse la logique : s’il existe un contraire à la fuite, c’est bien l’embauche. Trouver un travail pour à la fois m’extraire de mon grabat de remords et changer le cours des choses, déjouer la fatalité, entrer dans la vie active, histoire de prendre la voie la plus imprévisible pour un condamné en sursis. Postuler à un emploi, participer au monde en marche, n’est-ce pas le moyen le plus ingénieux et le plus pervers de m’acheter une conduite d’honnête homme ? Qui irait me retrouver dans le monde du travail quand on me traque dans tous les autres ? On épluche le trombinoscope des vauriens, on maraude dans les coupe-gorge, on surveille les réseaux mondains, mais qui irait me chercher à l’usine ? Les assassins sont des fainéants, c’est bien connu, on ne les cueille pas en bleu de chauffe à l’heure de la pause. Pour la toute première fois, je sais combien je m’y sentirais bien, dans mon costume de salarié prêt à construire son petit bonheur à la force du poignet. Hier encore je criais vive la liberté, vive la misère, vive tout et son contraire tant que je reste éloigné d’une pointeuse. Aujourd’hui j’envie mon cousin que j’ai tant plaint. J’ai eu honte pour lui, j’ai raillé sa bonne volonté, son obéissance d’homme de la rue, celui qui traverse aux clous. Il m’est même arrivé de le traiter d’esclave sur le ton de l’humour, quand en fait je le pensais vraiment. Lequel de nous deux est l’esclave désormais ?