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La locataire du 91 rue des Cascades qui a un trou dans sa verrière refuse toujours de révéler l’identité de son visiteur. Le Parisien publie d’elle une superbe photo de studio qui aurait illuminé la page spectacles mais qui prend de mauvais reflets dans celle des faits divers. Comment s’étonner de voir cette fille mêlée à une affaire louche ? Son regard boudeur et sa lippe mutine cachent la pire dépravation. Sa pose de trois quarts, légèrement ombrée, révèle toute la noirceur de son âme. Qui sait comment j’aurais réagi si j’étais tombé sur ce portrait, affalé dans un transat, un pastis à la main ? Sans doute y serais-je allé aussi de mon petit commentaire sur le vice qui joue l’innocence. Sur les célébrités qui, à force de s’exposer, finissent par s’attirer des embrouilles. Sur le glamour qui fait si bon ménage avec le sordide. Le petit minois de la malheureuse a dû prendre quelques rides depuis que la Brigade criminelle la travaille, que les journalistes la traquent. Elle prétend que son amant, connu et marié, a fui en pleine nuit pour éviter le scandale. Cruelle ironie : il est aujourd’hui l’inconnu le plus célèbre du pays. Sa notoriété l’a obligé à fuir, le pantalon sur les genoux. Si cette version-là est la bonne, je plains ce pauvre gars qui avait su éviter les mille dangers qui guettent le mari adultérin ! Au prix d’une clandestinité finement élaborée, il passait un moment charmant, les mains pleines des formes généreuses de sa cabotine, mais voilà que tant de volupté est ruinée par un clochard céleste qui s’écrase dans leur lit. On peut convoquer la disgrâce pour moins que ça. Moi aussi j’aurais trouvé la saynète grotesque si je n’étais, avec cette fille et son amant, le seul à connaître la vérité.

Dans ce même Parisien daté du 19 août, je lis : Fagecom S.A. recrute Vendeur Représentant Placier. Formation rémunérée. Entretien ce jour.

Une société qui fabrique de l’outillage pour particuliers, mais ça je l’apprendrai plus tard. Pour le moment, seule sa localisation retient toute mon attention. À Passy ou Pantin, je n’aurais pas lu l’annonce jusqu’au bout, mais Villeneuve-le-Roi se trouve sur ma ligne, à deux stations. Entretien ce jour me fascine, m’hypnotise. C’est le moment ou jamais de faire cesser la gamberge. Ne plus réfléchir mais accomplir des gestes, les enchaîner. L’un appellera le suivant, et l’ensemble portera un nom ronflant, comme destin ou providence. Inutile de trouver de la volonté là où il n’y en a jamais eu. Me contenter de segmenter le temps en mouvements, comme un convalescent qui les réapprend tous. Des gestes, nom de Dieu, précis, soignés, à commencer par le tout premier, le plus crucial, le point de départ de ma seconde vie : faire face au miroir, retrouver figure humaine. Raser cette gueule en friche, me débarrasser de ce masque de mourant, effacer mes cernes, me polir les dents pour un sourire de façade. Je déclame en boucle les quelques vers que j’ai retenus du Cid pour me refaire la voix, retrouver des intonations, je n’ai pas prononcé un mot depuis près d’un mois. Repasser une chemise empruntée au cousin. Avaler un Mogadon. Traverser le chantier de l’immeuble en construction, entrer dans la gare, demander un billet de seconde à 45 centimes. Ne pas y repenser, ne pas trouver ça absurde, ni odieux, ni stupidement voué à l’échec. Avancer.

Le gars m’a souhaité bonne chance dans sa société. Ça a dû m’en donner puisque j’y suis resté trente-quatre ans. Le jour de la retraite, on m’a offert toute la gamme Fagecom, plaquée argent. De quoi bricoler jusqu’à la fin de mes jours. Je ne sais toujours pas planter un clou.

La formation dure deux semaines. À entendre l’instructeur, on va vendre les objets du culte, sceptres, calices et crucifix. Chaque fois qu’il dit Fagecom résonne dans la salle le nom de Dieu. J’imite les autres impétrants, je suis, je fais comme il faut. Un jour à la cantine, un gars parle du Meurtre de la rue des Cascades. Et la tablée, qui chipotait son plat du jour, s’enflamme d’un coup. Tout le monde s’y met, ça éructe, ça se coupe la parole, ça fuse dans tous les sens. Ayant vécu un mois en vase clos, retranché sur mon petit nombril vrillé de douleur, je ne connais aucun des ragots qui circulent, aucune des théories qui s’affrontent, des rumeurs qui sourdent. Paraît que l’amant mystère est un yéyé du Golf Drouot. Paraît que c’est un ministre de l’ex-gouvernement Coty. Paraît que c’est un acteur qui joue dans des films de cape et d’épée. Et chacun de mes collègues a un tuyau de première bourre, un informateur indiscutable, une belle-sœur à la mairie, un voisin échotier, un copain dans le cinéma. Ils décrivent l’affaire comme s’ils avaient été présents cette nuit-là. Mon crime appartient à tout le monde. La conscience collective se met à table, le peuple se goberge, c’est le banquet républicain. Je baisse le nez vers mon assiette, effrayé par cette délicieuse apothéose de sordide : une passion nationale. Le plus stupéfiant reste ce profond désintérêt pour la victime, il n’y en a que pour l’amant fugitif, qui, c’est sûr, n’est pas étranger à ce meurtre, sinon pourquoi tairait-on son nom ? Pour un peu, je leur clouerais le bec : un pauvre type est mort pour rien. Le mauvais hasard des gens ordinaires lui a été fatal, comme il pourrait l’être pour chacun de vous.

On dit souvent que le bourreau a plus de compassion pour sa victime qu’un peuple qui réclame une tête.

Au téléphone j’annonce à ma mère, bien au chaud dans sa lointaine province, que j’ai trouvé un boulot. Elle me prie de faire attention à moi, avec toutes ces choses horribles qui se produisent dans la capitale. Je la rassure : ces choses-là arrivent à certaines personnes dans certains milieux, maman, mais pas à l’homme de la rue.

Qu’on me laisse décrire le sommeil de l’innocent. Ses nuits sont le plus souvent paisibles, il se love et s’abandonne, se répare. Mais parfois d’affreuses images surgissent et l’engloutissent, des poursuivants veulent sa peau, on l’exhibe, on le couvre de honte, on le condamne : la mort est imminente. Mais la voix de la survie vient soudain le tirer d’un si mauvais pas, car quelque chose ne va pas dans cette fin immonde qui le happe, finalement peu crédible tant elle est démesurée : c’est un simple cauchemar. Sauvé par sa propre raison, il ouvre les yeux sur ce bon vieux réel, reprend possession de ses droits inaliénables, le voilà sain et sauf, pour de longues années encore.