Mes nuits sont tout l’inverse.
Après avoir longtemps cherché le sommeil, je glisse dans un monde à la douceur de l’Olympe, où l’on m’explique que tout ce qui m’arrive n’est qu’un malentendu bientôt dissipé, et me voici réconcilié, traversant des décors apaisés. Jusqu’à ce qu’une affreuse intuition me gagne : ce bonheur-là ne serait-il pas un peu excessif ? Comment as-tu pu t’y laisser prendre ? L’horreur me cueille quand j’ouvre l’œil : la hantise d’être traqué, les affres de l’expiation, l’odieux fardeau que je vais devoir subir la journée durant. Tout est vrai.
Mais je ne flanche pas, je me révèle petit soldat du quotidien, je me dédouble même. Il y a en moi l’automate, le bien noté, capable de vanter les mérites du cruciforme V6 de la gamme de luxe, avec manche caoutchouc — à l’époque c’était la matière noble, les pauvres se contentaient du bois. Et il y a l’autre, le misérable, la plaie vivante, l’homme aux entrailles confites dans leur bile. Il m’arrive de plaisanter quand les circonstances le demandent, de passer pour un aimable, de répondre aux conversations que je n’écoute pas. Tout mon esprit conscient erre sur les toits de Paris dans une semi-pénombre, je vole d’une maison à l’autre, les rues sont couvertes de macchabées.
Un matin, durant l’heure de la pause, j’apprends dans le journal que mon défunt salaud était originaire de Lorraine, qu’il vivait d’expédients, sans famille proche, hormis une sœur qu’il ne voyait plus. On ne sait toujours pas ce qu’il foutait sur ce toit. Son trou à rat de la rue de l’Ermitage n’est jamais évoqué, et quelque chose me dit que le lien ne se fera plus. Mais là n’est pas la plus sensationnelle révélation de cette édition datée du 29 septembre. Poussée par ses avocats, la starlette a fini par parler. Tous les pronostiqueurs avaient tort. L’amant mystère n’est ni un politique, ni un artiste, ni un milliardaire : c’est un truand. Le silence de la pauvre fille s’explique enfin, soit par peur des représailles, soit parce que c’est une vraie affranchie qui refusait de trahir son homme. Un chef de bande affilié au milieu lyonnais, un caïd, un vrai. On le cherche pour recouper son témoignage, mais par-dessus tout, pour comprendre sa fuite. Dans la presse, on parle déjà de règlement de comptes entre gangsters. La petite actrice du rez-de-chaussée serait une Hélène de Troie ayant déclenché une guerre qui ne devait pas avoir lieu. On imagine un complot qui mêle la pègre, le cinéma et le secret d’État.
Mais moi je la connais, la raison de sa fuite, à ce dur-à-cuire ! Il avait déjà fort à faire avec ses morts à lui, il n’avait aucun besoin de voir un crétin crever à ses pieds, comme ça, sans raison. À moins que, dans la brusquerie de l’événement, il n’ait pris la chute de ce corps comme une sorte de message de ses ennemis, allez savoir. Comment imaginer qu’il ne soit pas impliqué dans ce meurtre, sous-entend le journaliste. L’affaire prend une envergure qui me dépasse comme tous les Français, c’est de l’or judiciaire, un fait divers d’anthologie, un nouveau chapitre de l’Histoire du crime.
Cinquante ans plus tard, il m’est toujours impossible de dire si ce développement m’a été plus néfaste que profitable. Sans cette révélation sur l’identité du voyou, l’intérêt pour le Meurtre de la rue des Cascades se serait émoussé dès l’automne et sans doute aurait-on classé l’affaire. Mais, du fait de ses activités, le malheureux passait du statut de témoin recherché à celui de suspect no 1. Le Quai des Orfèvres s’est efforcé en vain de trouver un lien entre le caïd et le mort tombé des nues. Un autre amant de la starlette ? Un maître chanteur ? Un exécuteur d’une bande rivale ? Chaque hypothèse étant étayée par des lettres anonymes, délations diverses, nouvelles rumeurs.
Les amants de l’ombre s’étaient connus adolescents, à Lyon. On a prétendu qu’elle avait arpenté les trottoirs du quartier de la Croix-Rousse et assuré des prestations dans des films Super 8, rien de tout cela n’était vrai. Grâce aux appuis de son voyou, la gosse avait passé des essais dès 1957 dans une revue des Folies Bergère. Lui s’était installé à Grenoble avec femme et enfants, mais il n’oubliait jamais de remonter à Paris retrouver son amour de jeunesse.
À la suite de cette nuit maudite, chacun d’eux a connu une triste fin. Traumatisée par l’irruption de mon défunt salaud dans sa vie, humiliée par la déflagration médiatique qui s’en est suivie, la starlette s’est retirée de toute vie publique dès que les autorités l’ont laissée en paix. Une paix toute relative car, jusqu’au jour de sa mort, d’un cancer du poumon, elle est restée la garce de la rue des Cascades.
Les dernières années du bandit furent tout aussi pénibles. Malgré l’acharnement des enquêteurs, rien ne l’incriminait de façon directe dans le Meurtre de la rue des Cascades. Et cependant personne — sinon moi — n’a cru à la raison qu’il invoquait de sa présence au moment des faits. La plus désarmante, la plus sincère : Je passais la nuit avec ma maîtresse. Perturbés par tant de mauvaise publicité, ses associés se sont détournés de lui et l’ont de surcroît soupçonné d’une alliance avec des petites frappes de la place Gambetta. À la suite d’une rixe dont personne n’a voulu connaître le détail, on l’a retrouvé égorgé dans une ruelle du quartier de son enfance.
Aujourd’hui encore il m’arrive de repenser à ce qu’a enduré ce pauvre gars, harcelé pour le seul crime qu’il n’avait pas commis. Quoi de plus poignant qu’un gibier de potence qui crie son innocence ?
La police, la presse puis l’opinion publique ont cessé de voir en lui la clé de l’énigme. La thèse de l’assassin mystère sans aucun lien avec la pègre est revenue au premier plan. Et le feuilleton est reparti de plus belle.
En janvier 1962, mon supérieur direct me propose d’assurer les tournées en province en compagnie d’un ancien, chargé de me présenter aux clients. Non, ça n’est pas du porte à porte, dis-je à mon cousin, je suis VRP, ça change tout, c’est un peu comme P-DG, ça vous pose une fonction. Entre deux visites à des quincailliers, des fabricants de meubles, des salons des arts ménagers, je poursuis ma revue de presse, au grand dam de mon instructeur qui s’emmerde en conduisant l’estafette.
Un scribouillard plus inspiré que les autres établit un rapport entre la chute de mon défunt salaud et la rue des « Cascades ». Des mois ! Il leur aura fallu des mois pour faire le rapprochement ! Et pourtant ça tombait sous le sens, c’était trop beau pour être vrai, ça crevait les yeux. Du coup, le gars donne à son article des accents ésotériques, il en rajoute même dans la métaphore délirante, il convoque les forces occultes, Fantômas, tous les vilains de la nuit. Et ça marche ! Il a suffi qu’on ouvre la porte du surnaturel pour que tout le monde s’y engouffre ! On passe du sordide au merveilleux ! Les publications sérieuses qui d’habitude n’ont que mépris pour les chiens écrasés consacrent un dossier complet au Meurtre de la rue des Cascades. On élève le débat, on traque les symptômes d’une époque, on dépiste, on dénote, et de brillants plumitifs se lâchent en donnant leur version. C’est à qui livrera les images les plus fulgurantes, les détails les plus réalistes, les adjectifs les plus sentencieux. Chez l’un, mon défunt salaud est un ange déchu, chez l’autre un poivrot des étoiles. J’ai beau faire des efforts de mémoire, je ne me souviens que d’un clochard qui refusait de mourir, une mauvaise ombre qui s’abîmait dans la nuit.