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Déjà ! Elle avait fait tout cela, déjà ! Oh, plus tard, il n’aurait pas été surpris. Il connaissait le monde, les femmes, les sentiments, il n’aurait jamais eu, étant assez intelligent pour tout comprendre, des exigences excessives, ni des inquiétudes ombrageuses. Elle était belle, née, faite pour plaire, pour recevoir des hommages, et entendre des fadeurs. Parmi tous elle l’avait choisi, s’était donnée hardiment, royalement. Il serait demeuré, il demeurerait quand même le serviteur reconnaissant de ses caprices et le spectateur résigné de sa vie de jolie femme. Mais quelque chose souffrait en lui, dans cette espèce de caverne obscure du fond de l’âme où sont blotties les sensibilités délicates.

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Il avait tort sans doute, et il avait toujours eu tort ainsi depuis qu’il se connaissait. Il passait dans le monde avec trop de prudence sentimentale. La peau de son âme était trop tendre. De là l’espèce d’isolement dans lequel il avait vécu, par crainte des contacts et des froissements. Il avait tort, car ces froissements viennent presque toujours de ce qu’on n’admet pas, de ce qu’on ne tolère point chez les autres une nature très différente de la nôtre. Il le savait, l’ayant souvent observé ; mais il ne pouvait non plus modifier la vibration spéciale de son être.

Certes il n’avait rien à reprocher à Mme de Burne ; car, si elle l’avait tenu éloigné de son salon et caché pendant ces jours de bonheur donné par elle, c’était pour égarer les regards, tromper les surveillances, être à lui plus sûrement ensuite. Pourquoi donc cette peine entrée en son cœur ? Ah ! pourquoi ? C’est qu’il l’avait crue à lui tout entière, et il venait de reconnaître, de deviner qu’il ne pourrait jamais saisir et posséder la si grande surface de cette femme qui appartenait à tout le monde.

Il s’avait d’ailleurs fort bien que toute la vie est faite d’à peu près, et il s’y était jusqu’ici résigné, cachant son mécontentement des satisfactions insuffisantes sous une sauvagerie volontaire.

Mais il avait pensé cette fois qu’il allait obtenir enfin le « tout à fait » sans cesse espéré, sans cesse attendu. Le « tout à fait » n’est point de ce monde.

Sa soirée fut mélancolique, et il se consolait par des raisonnements de l’impression pénible qu’il avait éprouvée.

Quand il fut au lit, cette impression, au lieu de diminuer, s’accrut, et, comme il ne laissait en lui rien d’inexploré, il chercha les moindres origines des malaises nouveaux de son cœur. Ils passaient, s’en allaient, revenaient comme de petits souffles de vent glacé, éveillant en son amour une souffrance encore faible, lointaine, mais inquiétante à la façon de ces vagues névralgies que fait naître un courant d’air, menace du mal aux horribles crises.

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Il comprit d’abord qu’il était jaloux, non plus seulement comme un amoureux exalté, mais comme un mâle qui possède.

Tant qu’il ne l’avait pas revue au milieu des hommes, de ses hommes, il avait ignoré cette sensation, tout en la prévoyant un peu, mais en la supposant différente, très différente de ce qu’elle allait devenir. En retrouvant la maîtresse qu’il supposait occupée de lui seul pendant ces jours de rendez-vous secrets et fréquents, pendant cette période des premières étreintes qui aurait dû être toute d’isolement et d’émotion ardente, en la retrouvant, autant et plus même qu’avant de se donner, amusée et passionnée par toutes ses anciennes et futiles coquetteries, par ce gaspillage de sa personne à tout venant, qui ne devait pas laisser grand’chose d’elle-même au préféré, il se sentit jaloux encore plus par la chair que par l’âme, non pas d’une façon vague, comme d’une fièvre qui couve, mais d’une façon précise, car il douta d’elle.

Il douta d’abord par l’instinct, par une sensation de méfiance glissée en ses veines plus qu’en sa pensée, par ce mécontentement presque physique de l’homme qui n’est pas sûr de sa compagne.

Après avoir douté ainsi, il soupçonna.

Qu’était-il pour elle, après tout ? Un premier amant, ou le dixième ? Le successeur direct du mari, M. de Burne, ou le successeur de Lamarthe, de Massival, de Georges de Maltry, et le prédécesseur du comte de Bernhaus, peut-être ? Que savait-il d’elle ? Qu’elle était jolie à ravir, élégante plus qu’aucune autre, intelligente, fine, spirituelle, mais changeante, vite lassée, fatiguée, dégoûtée, éprise d’elle-même avant tout et insatiablement coquette. Avait-elle eu un amant – ou des amants avant lui ? Si elle n’en avait pas eu, se serait-elle donnée avec cette crânerie ? Où aurait-elle pris l’audace d’ouvrir la porte de sa chambre, la nuit, dans une auberge ? Serait-elle venue ensuite avec cette facilité dans la maison d’Auteuil ? Avant de s’y rendre, elle avait posé seulement quelques questions de femme expérimentée et prudente. Il avait répondu en homme circonspect, accoutumé à ces rencontres ; et aussitôt elle avait dit

« oui », confiante, rassurée, renseignée probablement par des aventures précédentes.

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Comme elle avait frappé avec une autorité discrète, à cette petite porte derrière laquelle il attendait, lui, défaillant, le cœur battant ! Comme elle était entrée sans émotion visible, préoccupée uniquement de constater si on ne pouvait pas la reconnaître des maisons voisines ! Comme elle s’était sentie chez elle, tout de suite, en ce logis suspect, loué et meublé pour ses abandons ! Une femme, même hardie, supérieure aux morales, dédaigneuse des préjugés, aurait-elle gardé cette tranquillité en pénétrant, novice, dans tout l’inconnu du premier rendez-vous ?

Le trouble mental, les hésitations physiques, la crainte instinctive des pieds qui ne savent pas où ils vont, n’aurait-elle pas senti tout cela si elle n’était point un peu experte en ces excursions d’amour, et si la pratique de ces choses n’avait usé déjà sa native pudeur ?

Enfiévré de cette fièvre irritante, intolérable, que les peines de l’âme éveillent dans la chaleur du lit, Mariolle s’agitait, entraîné comme un homme qui glisse sur une pente par l’enchaînement de ses suppositions. Parfois il essayait d’en arrêter la marche et d’en briser la suite ; il cherchait, il trouvait, il savourait des réflexions justes et rassurantes ; mais un germe de peur était en lui dont il ne pouvait entraver l’accroît.

Pourtant qu’avait-il à lui reprocher ? Rien autre chose que de n’être pas toute pareille à lui, de ne pas comprendre la vie comme lui, et de n’avoir pas dans le cœur un instrument de sensibilité tout à fait d’accord avec le sien.

Dès son réveil le lendemain, le désir de la revoir, de fortifier près d’elle sa confiance en elle grandit en lui comme une faim, et il attendit le moment convenable pour lui faire sa première visite officielle.

En le voyant entrer dans le salon des intimes, où, seule, elle écrivait quelques lettres, elle vint à lui les deux mains tendues :

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– Ah ! bonjour, cher ami, dit-elle, avec un air de joie si vive et si sincère que tout ce qu’il avait pensé d’odieux, dont l’ombre flottait encore en son esprit, s’évapora sous cet accueil.

Il s’assit près d’elle, et il lui parla tout de suite de la façon dont il l’aimait, car ce n’était plus la même chose qu’avant. Il lui fit comprendre avec tendresse qu’il y a sur la terre deux races d’amoureux : ceux qui désirent comme des fous et dont l’ardeur s’affaiblit au lendemain du triomphe, et ceux que la possession asservit et capture, en qui l’amour sensuel, se mêlant aux immatériels et inexprimables appels que le cœur de l’homme jette parfois vers une femme, fait éclore la grande servitude de l’amour complet et torturant.