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Quoi qu’on fasse, on ne fait rien, on ne voit rien, on n’éprouve rien, on ne goûte rien, on ne souffre de rien comme avant.

Mariolle était devenu la proie de ce petit verbe ; et son œil courait sur les lignes, y cherchant la révélation d’une tendresse pareille à la sienne. Il y trouvait en effet de quoi se dire : « Elle m’aime bien », jamais de quoi s’écrier : « Elle m’aime ! » Elle continuait dans sa correspondance le joli et poétique roman commencé au Mont Saint-Michel. C’était de la littérature d’amour, pas de l’amour.

Quand il avait fini de lire et de relire, il enfermait dans un tiroir ces papiers chéris et désespérants, et il s’asseyait dans son fauteuil. Il y avait déjà passé des heures bien dures.

Au bout de quelque temps elle répondit moins, un peu fatiguée sans doute de faire des phrases et de redire les mêmes choses. Elle traversait d’ailleurs une période d’agitation mondaine, qu’André avait sentie venir avec ce surcroît de souffrance qu’apportent aux cœurs en peine les plus petits incidents désagréables.

C’était un hiver à fêtes. Une griserie de plaisir avait envahi Paris, secouait la ville, où les fiacres et les coupés roulaient tout le long des nuits, voiturant à travers les rues, derrière leurs glaces relevées, des apparitions blanches de femmes en toilette. On s’amusait ; on ne parlait que de comédies et de bals, de matinées et de soirées. La contagion, comme une épidémie de divertissements, avait gagné subitement toutes les classes de la société et Mme de Burne aussi en fut atteinte.

Cela commença par un succès de beauté qu’elle obtint au ballet dansé à l’ambassade d’Autriche. Le comte de Bernhaus avait établi des relations entre elle et l’ambassadrice, la princesse de Malten, que Mme de Burne séduisit tout à coup et tout à fait.

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Elle devint donc en peu de temps une amie intime de la princesse, et par là elle étendit ses relations avec une grande rapidité dans le monde diplomatique et dans l’aristocratie la plus choisie. Sa grâce, sa séduction, son élégance, son intelligence, son esprit rare la firent triompher bien vite, la mirent à la mode, au premier rang, et les femmes les plus titrées de France se firent présenter chez elle.

Tous les lundis une file de coupés armoriés stationna le long des trottoirs de la rue du Général-Foy, et les domestiques perdaient la tête, confondaient les duchesses avec les marquises, les comtesses avec les baronnes, en jetant les grands noms sonores à la porte des salons.

Elle en fut enivrée. Les compliments, les invitations, les hommages, le sentiment d’être devenue une de ces préférées, une de ces élues que Paris acclama, adule, adore tant que dure son entraînement, la joie d’être ainsi, choyée, admirée, d’être appelée, attirée, recherchée partout, firent éclater dans son âme une crise aiguë de snobisme.

Son clan artiste essaya de lutter ; et cette révolution amena une alliance intime entre ses anciens amis. Fresnel lui-même fut accepté par eux, enrégimenté, devint une force dans cette ligue, et Mariolle en fut la tête, car on n’ignorait pas son ascendant sur elle et l’amitié qu’elle avait pour lui.

Mais lui la regardait s’envoler dans cette popularité flatteuse et mondaine, comme un enfant regarde disparaître son ballon rouge dont il a lâché le fil.

Il lui semblait qu’elle fuyait au milieu d’une foule élégante, bariolée, dansante, loin, bien loin de ce puissant bonheur secret qu’il avait tant espéré, et il fut jaloux de tout le monde et de tout, des hommes, des femmes et des choses. Il détesta toute la vie qu’elle menait, tous les gens qu’elle voyait, toutes les fêtes où elle allait, les bals, la musique, les théâtres, car tout cela la prenait par

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parcelles, absorbait ses jours et ses soirs ; et leur intimité n’avait plus que de rares heures de liberté. À force de souffrir de cette féroce rancune, il faillit tomber malade, et il apportait chez elle une figure si ravagée qu’elle lui demanda :

– Qu’avez-vous donc ? Vous changez et vous maigrissez beaucoup en ce moment.

– J’ai que je vous aime trop, dit-il.

Elle lui jeta un regard reconnaissant :

– On n’aime jamais trop, mon ami.

– C’est vous qui dites cela ?

– Mais oui.

– Et vous ne comprenez pas que je meurs de vous aimer vainement ?

– D’abord vous ne m’aimez pas vainement. Et puis on ne meurt pas de ça. Enfin tous nos amis sont jaloux de vous, ce qui prouve que je ne vous traite pas trop mal en somme.

Il prit sa main :

– Vous ne me comprenez pas !

– Si, je vous comprends très bien.

– Vous entendez l’appel désespéré que je jette incessamment à votre cœur ?

– Oui, je l’entends.

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– Et ?…

– Et… cela me fait beaucoup de peine, parce que je vous aime énormément.

– Alors ?

– Alors vous me criez : « Soyez pareille à moi ; pensez, sentez et exprimez comme moi. » Mais je ne peux pas, mon pauvre ami.

Je suis ce que je suis. Il faut m’accepter telle que Dieu m’a faite, puisque je me suis donnée ainsi à vous, que je ne le regrette pas, que je n’ai pas envie de me reprendre, que vous m’êtes le plus cher de tous les êtres que je connais.

– Vous ne m’aimez pas.

– Je vous aime avec toute la force d’aimer qui se trouve en moi. Si elle n’est pas différente ou plus grande, est-ce ma faute ?

– Si j’étais sûr de cela, je m’en contenterais peut-être.

– Qu’entendez-vous par ces mots ?

– J’entends que je vous crois capable d’aimer autrement, mais que je ne me crois plus capable, moi, de vous inspirer un véritable amour.

– Non, mon ami, vous vous trompez. Vous êtes pour moi plus que personne n’a jamais été et plus que personne ne sera jamais, je le pense du moins absolument. J’ai avec vous ce grand mérite de ne pas mentir, de ne pas simuler ce que vous désirez, alors que bien des femmes agiraient d’autre façon. Sachez-m’en gré, ne vous agitez pas, ne vous énervez point, ayez confiance en mon affection, qui vous est acquise entière et sincère.

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Il murmura, comprenant combien ils étaient loin l’un de l’autre :

– Ah ! quelle bizarre manière de comprendre l’amour et d’en parler ! Je suis pour vous quelqu’un que vous désirez, en effet, avoir souvent, sur une chaise, à votre côté. Mais pour moi vous emplissez le monde ; je n’y connais que vous, je n’y sens que vous, je n’y ai besoin que de vous.

Elle eut un sourire bienveillant, et répondit :

– Je le sais, je le devine, je le comprends. J’en suis ravie, et vous dis : Aimez-moi toujours autant, si c’est possible, car cela m’est un vrai bonheur ; mais ne me forcez pas à vous jouer une comédie qui me ferait de la peine, qui ne serait pas digne de nous.

Depuis quelque temps je sentais venir cette crise ; elle m’est très cruelle parce que je vous suis profondément attachée, mais je ne puis plier ma nature jusqu’à la rendre semblable à la vôtre.

Prenez-moi comme je suis.

Il demanda tout à coup :

– Avez-vous pensé, avez-vous cru, rien qu’un jour, rien qu’une heure, soit avant, soit après, que vous pourriez m’aimer autrement ?

Elle fut embarrassée pour répondre et réfléchit quelques instants.

Il attendait avec angoisse, et reprit :

– Vous voyez bien, que vous avez aussi rêvé autre chose.

Elle murmura lentement :

– J’ai pu me tromper un instant sur moi-même.

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Il s’écria :

– Oh ! que de finesse et de psychologie ! On ne raisonne pas ainsi les élans du cœur.