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Mais pourquoi le séduisait-elle ainsi ? Il se le demandait indéfiniment et le comprenait mal, car, avec sa nature réfléchie, observatrice et fièrement modeste, il eût dû rechercher logiquement dans une femme les antiques et tranquilles qualités de charme tendre et d’attachement constant qui semblent devoir assurer le bonheur d’un homme.

Mais il rencontrait en celle-là quelque chose d’inattendu, une sorte de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, une de ces créatures qui sont le commencement d’une génération, qui ne ressemblent pas à ce qu’on a connu et qui répandent autour d’elles, même par leurs imperfections, l’attrait redoutable d’un éveil.

Après les rêveuses passionnées et romanesques de la Restauration, étaient venues les joyeuses de l’époque impériale, convaincues de la réalité du plaisir ; puis voilà qu’apparaissait une transformation nouvelle de cet éternel féminin, un être raffiné, de sensibilité indécise, d’âme inquiète, agitée, irrésolue, qui semblait avoir passé déjà par tous les narcotiques dont on apaise et dont on affole les nerfs, par le chloroforme qui assomme, par l’éther et par la morphine qui fouaillent le rêve, éteignent les sens et endorment les émotions.

Il goûtait en elle la saveur d’une créature factice, façonnée et entraînée pour charmer. C’était un objet de luxe rare, attrayant, exquis et délicat, sur qui s’arrêtaient les yeux, devant qui battait le cœur et s’agitait le désir, ainsi que vient l’appétit devant les nourritures fines dont une vitre vous sépare, préparées et montrées pour exciter la faim.

Quand il fut bien convaincu qu’il descendait la pente d’un abîme, il se mit à réfléchir avec terreur aux dangers de son entraînement. Qu’adviendrait-il de lui ? Que ferait-elle ? Elle ferait assurément ce qu’elle avait dû faire avec tout le monde : elle l’amènerait à cet état où on suit les caprices d’une femme comme un chien suit les pas d’un maître, et elle le classerait dans sa collection de favoris plus ou moins illustres. Mais avait-elle, en effet, joué ce jeu avec tous les autres ? Ne s’en trouvait-il pas un, pas un seul qu’elle eût aimé, vraiment aimé, un mois, un jour, une heure, dans un de ces élans aussitôt comprimés où se jetait son cœur ?

Il parla d’elle avec eux interminablement, en sortant des dîners où ils s’étaient chauffés à son contact. Il les sentit tous encore troublés, mécontents, énervés, en hommes qu’aucune réalité n’a satisfaits.

Non, elle n’avait aimé personne parmi ces paradeurs de la curiosité publique ; mais lui, qui n’était rien près d’eux, qui ne faisait pas se tourner les têtes et se fixer les yeux quand son nom passait dans une foule ou dans un salon, que serait-il pour elle ? Rien, rien, un comparse, un monsieur, celui qui, pour ces femmes recherchées, devient le familier vulgaire, utile et sans bouquet comme le vin qu’on boit avec l’eau.

S’il avait été un homme connu, il aurait encore accepté ce rôle, que sa célébrité eût rendu moins humiliant. Ignoré, il n’en voulait pas et il écrivit pour lui dire adieu.

Quand il reçut la courte réponse, il en fut ému comme d’un bonheur tombé sur lui, et quand elle lui eut fait promettre qu’il ne partirait point, il fut joyeux comme d’une délivrance.

Quelques jours passèrent sans amener rien entre eux ; mais, lorsque fut calmé l’apaisement qui suit les crises, il sentit regrandir et le brûler son désir d’elle. Il avait pris la résolution de ne plus jamais lui parler de rien, mais il n’avait point promis de ne pas écrire ; et, un soir, comme il ne pouvait dormir, comme elle le possédait dans la veille agitée de l’insomnie d’amour, il s’assit, presque malgré lui, devant sa table et se mit à exprimer sur du papier blanc ce qu’il sentait. Ce n’était point une lettre, c’étaient des notes, des phrases, des pensées, des frissons de souffrance qui se changeaient en mots.

Cela l’apaisa ; il lui semblait qu’il se soulageait d’un peu de son angoisse, et, s’étant couché, il put dormir enfin.

Dès son réveil le lendemain, il relut ces quelques pages, les jugea bien frémissantes, les mit sous enveloppe, écrivit l’adresse, les garda jusqu’au soir, et les fit porter à la poste fort tard, pour qu’elle les reçût à son lever.

Il pensait bien qu’elle ne s’effaroucherait point de ces feuilles de papier. Les plus timorées des femmes ont pour la lettre qui parle d’amour avec sincérité des indulgences infinies. Et ces lettres, quand elles sont écrites par des mains qui tremblent, avec des yeux qu’emplit et qu’affole un visage, ont à leur tour sur les cœurs une invincible puissance.

Vers la fin du jour, il alla chez elle, afin de voir comment elle le recevrait et ce qu’elle pourrait lui dire. Il y trouva M. de Pradon qui fumait des cigarettes en causant avec sa fille. Il passait ainsi souvent des heures entières auprès d’elle, car il semblait la traiter plutôt en homme qu’en père. Elle avait mis dans leurs rapports et dans leur affection une nuance de l’hommage d’amour qu’elle se rendait à elle-même et qu’elle exigeait de tous.

Quand elle vit arriver Mariolle, sa figure eut un éclair de plaisir ; sa main fut tendue avec vivacité ; son sourire disait : « Vous me plaisez beaucoup. »

Mariolle espérait que le père s’en irait bientôt. Mais M. de Pradon ne s’en alla point. Bien qu’il connut sa fille et qu’il eût depuis longtemps perdu tout soupçon sur elle, tant il la croyait insexuelle, il la surveillait toujours avec une attention curieuse, inquiète, un peu maritale. Il voulait apprendre ce que ce nouvel ami pouvait bien avoir de chances de succès durable, ce qu’il était, ce qu’il valait. Serait-il un simple passant comme tant d’autres, ou bien un membre du cercle ordinaire ?

Donc il s’installa, et Mariolle comprit aussitôt qu’on ne le pourrait point déloger. Il en prit son parti, et se décida même à le séduire, s’il le pouvait, estimant qu’une bienveillance, ou du moins une neutralité, vaudrait toujours mieux qu’une hostilité. Il fit des frais, fut gai, amusa, sans aucune pose de soupirant.

Elle songeait, contente : « Il n’est pas bête et joue bien la comédie. »

Et M. de Pradon pensait : « Voilà un aimable homme, à qui ma fille ne paraît pas tourner la tête comme à tous les autre imbéciles. »

Quand Mariolle jugea le moment venu de s’en aller, il les laissa tous deux charmés par lui.

Mais il sortait de cette maison avec de la détresse dans l’esprit. Auprès de cette femme, il souffrait déjà de l’emprisonnement où elle le tenait, sentant qu’il frapperait en vain sur ce cœur, comme un homme enfermé frappe du poing une porte de fer.

Possédé, il en était sûr, et ne cherchait plus à se délivrer d’elle ; alors, ne pouvant fuir cette fatalité, il se résolut à être rusé, patient, tenace, dissimulé, à la conquérir par l’adresse, par l’hommage dont elle était avide, par l’adoration qui la grisait, par la servitude volontaire à laquelle il se laisserait réduire.