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Le cardinal s’arrêta un moment sur le seuil de l’estrade. Tandis qu’il promenait un regard assez indifférent sur l’auditoire, le tumulte redoublait. Chacun voulait le mieux voir. C’était à qui mettrait sa tête sur les épaules de son voisin.

C’était en effet un haut personnage et dont le spectacle valait bien toute autre comédie. Charles, cardinal de Bourbon, archevêque et comte de Lyon, primat des Gaules, était à la fois allié à Louis XI par son frère, Pierre, seigneur de Beaujeu, qui avait épousé la fille aînée du roi, et allié à Charles le Téméraire par sa mère Agnès de Bourgogne. Or le trait dominant, le trait caractéristique et distinctif du caractère du primat des Gaules, c’était l’esprit de courtisan et la dévotion aux puissances. On peut juger des embarras sans nombre que lui avait valus cette double parenté, et de tous les écueils temporels entre lesquels sa barque spirituelle avait dû louvoyer, pour ne se briser ni à Louis, ni à Charles, cette Charybde et cette Scylla qui avaient dévoré le duc de Nemours et le connétable de Saint-Pol. Grâce au ciel, il s’était assez bien tiré de la traversée, et était arrivé à Rome sans encombre. Mais, quoiqu’il fût au port, et précisément parce qu’il était au port, il ne se rappelait jamais sans inquiétude les chances diverses de sa vie politique, si longtemps alarmée et laborieuse. Aussi avait-il coutume de dire que l’année 1476 avait été pour lui noire et blanche; entendant par là qu’il avait perdu dans cette même année sa mère la duchesse de Bourbonnais et son cousin le duc de Bourgogne, et qu’un deuil l’avait consolé de l’autre.

Du reste, c’était un bon homme. Il menait joyeuse vie de cardinal, s’égayait volontiers avec du cru royal de Challuau, ne haïssait pas Richarde la Garmoise et Thomasse la Saillarde, faisait l’aumône aux jolies filles plutôt qu’aux vieilles femmes, et pour toutes ces raisons était fort agréable au populaire de Paris. Il ne marchait qu’entouré d’une petite cour d’évêques et d’abbés de hautes lignées, galants, grivois et faisant ripaille au besoin; et plus d’une fois les braves dévotes de Saint-Germain d’Auxerre, en passant le soir sous les fenêtres illuminées du logis de Bourbon, avaient été scandalisées d’entendre les mêmes voix qui leur avaient chanté vêpres dans la journée, psalmodier au bruit des verres le proverbe bachique de Benoît XII, ce pape qui avait ajouté une troisième couronne à la tiare: «Bibamus papaliter[14]

Ce fut sans doute cette popularité, acquise à si juste titre, qui le préserva, à son entrée, de tout mauvais accueil de la part de la cohue, si mécontente le moment d’auparavant, et fort peu disposée au respect d’un cardinal le jour même où elle allait élire un pape. Mais les Parisiens ont peu de rancune; et puis, en faisant commencer la représentation d’autorité, les bons bourgeois l’avaient emporté sur le cardinal, et ce triomphe leur suffisait. D’ailleurs monsieur le cardinal de Bourbon était bel homme, il avait une fort belle robe rouge qu’il portait fort bien; c’est dire qu’il avait pour lui toutes les femmes, et par conséquent la meilleure moitié de l’auditoire. Certainement il y aurait injustice et mauvais goût à huer un cardinal pour s’être fait attendre au spectacle, lorsqu’il est bel homme et qu’il porte bien sa robe rouge.

Il entra donc, salua l’assistance avec ce sourire héréditaire des grands pour le peuple, et se dirigea à pas lents vers son fauteuil de velours écarlate, en ayant l’air de songer à tout autre chose. Son cortège, ce que nous appellerions aujourd’hui son état-major d’évêques et d’abbés, fit irruption à sa suite dans l’estrade, non sans redoublement de tumulte et de curiosité au parterre. C’était à qui se les montrerait, se les nommerait, à qui en connaîtrait au moins un; qui, monsieur l’évêque de Marseille, Alaudet, si j’ai bonne mémoire; qui, le primicier de Saint-Denis; qui, Robert de Lespinasse, abbé de Saint-Germain-des-Prés, ce frère libertin d’une maîtresse de Louis XI: le tout avec force méprises et cacophonies. Quant aux écoliers, ils juraient. C’était leur jour, leur fête des fous, leur saturnale, l’orgie annuelle de la basoche et de l’école. Pas de turpitude qui ne fût de droit ce jour-là et chose sacrée. Et puis il y avait de folles commères dans la foule, Simone Quatrelivres, Agnès la Gadine, Robine Piédebou. N’était-ce pas le moins qu’on pût jurer à son aise et maugréer un peu le nom de Dieu, un si beau jour, en si bonne compagnie de gens d’église et de filles de joie? Aussi ne s’en faisaient-ils faute; et, au milieu du brouhaha, c’était un effrayant charivari de blasphèmes et d’énormités que celui de toutes ces langues échappées, langues de clercs et d’écoliers contenues le reste de l’année par la crainte du fer chaud de saint Louis. Pauvre saint Louis, quelle nargue ils lui faisaient dans son propre palais de justice! Chacun d’eux, dans les nouveaux venus de l’estrade, avait pris à partie une soutane noire, ou grise, ou blanche, ou violette. Quant à Joannes Frollo de Molendino, en sa qualité de frère d’un archidiacre, c’était à la rouge qu’il s’était hardiment attaqué, et il chantait à tue-tête, en fixant ses yeux effrontés sur le cardinaclass="underline" Cappa repleta mero[15]!

Tous ces détails, que nous mettons ici à nu pour l’édification du lecteur, étaient tellement couverts par la rumeur générale qu’ils s’y effaçaient avant d’arriver jusqu’à l’estrade réservée. D’ailleurs le cardinal s’en fût peu ému, tant les libertés de ce jour-là étaient dans les mœurs. Il avait du reste, et sa mine en était toute préoccupée, un autre souci qui le suivait de près et qui entra presque en même temps que lui dans l’estrade. C’était l’ambassade de Flandre.

Non qu’il fût profond politique, et qu’il se fît une affaire des suites possibles du mariage de madame sa cousine Marguerite de Bourgogne avec monsieur son cousin Charles, dauphin de Vienne; combien durerait la bonne intelligence plâtrée du duc d’Autriche et du roi de France, comment le roi d’Angleterre prendrait ce dédain de sa fille, cela l’inquiétait peu, et il fêtait chaque soir le vin du cru royal de Chaillot, sans se douter que quelques flacons de ce même vin (un peu revu et corrigé, il est vrai, par le médecin Coictier), cordialement offerts à Édouard IV par Louis XI, débarrasseraient un beau matin Louis XI d’Édouard IV. La moult honorée ambassade de monsieurle duc d’Autriche n’apportait au cardinal aucun de ces soucis, mais elle l’importunait par un autre côté. Il était en effet un peu dur, et nous en avons déjà dit un mot à la deuxième page de ce livre, d’être obligé de faire fête et bon accueil, lui Charles de Bourbon, à je ne sais quels bourgeois; lui cardinal, à des échevins; lui Français, joyeux convive, à des Flamands buveurs de bière; et cela en public. C’était là, certes, une des plus fastidieuses grimaces qu’il eût jamais faites pour le bon plaisir du roi.

Il se tourna donc vers la porte, et de la meilleure grâce du monde (tant il s’y étudiait), quand l’huissier annonça d’une voix sonore: Messieurs les envoyés de monsieur le duc d’Autriche. Il est inutile de dire que la salle entière en fit autant.

Alors arrivèrent, deux par deux, avec une gravité qui faisait contraste au milieu du pétulant cortège ecclésiastique de Charles de Bourbon, les quarante-huit ambassadeurs de Maximilien d’Autriche, ayant en tête révérend père en Dieu, Jehan, abbé de Saint-Bertin, chancelier de la Toison d’or, et Jacques de Goy, sieur Dauby, haut bailli de Gand. Il se fit dans l’assemblée un grand silence accompagné de rires étouffés pour écouter tous les noms saugrenus et toutes les qualifications bourgeoises que chacun de ces personnages transmettait imperturbablement à l’huissier, qui jetait ensuite noms et qualités pêle-mêle et tout estropiés à travers la foule. C’était maître Loys Roelof, échevin de la ville de Louvain; messire Clays d’Etuelde, échevin de Bruxelles; messire Paul de Baeust, sieur de Voirmizelle, président de Flandre; maître Jehan Coleghens, bourgmestre de la ville d’Anvers; maître George de la Moere, premier échevin de la kuere de la ville de Gand; maître Gheldolf van der Hage, premier échevin des parchons de ladite ville; et le sieur de Bierbecque, et Jehan Pinnock, et Jehan Dymaerzelle, etc., etc., etc., baillis, échevins, bourgmestres; bourgmestres, échevins, baillis; tous roides, gourmés, empesés, endimanchés de velours et de damas, encapuchonnés de cramignoles de velours noir à grosses houppes de fil d’or de Chypre; bonnes têtes flamandes après tout, figures dignes et sévères, de la famille de celles que Rembrandt fait saillir si fortes et si graves sur le fond noir de sa Ronde de nuit; personnages qui portaient tous écrit sur le front que Maximilien d’Autriche avait eu raison de se confier à plain, comme disait son manifeste, en leur sens, vaillance, expérience, loyaultez et bonnes preudomies.

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[14] «Buvons papalement.»

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[15] «Cape pleine de vin!»