Robert Silverberg
Notre-Dame des Sauropodes
21 août, 7 h 50. Dix minutes que le module a fondu. D’où je suis, je ne vois pas l’épave, mais je sens l’odeur âcre qu’elle dégage dans l’air tropical chargé d’humidité. J’ai trouvé une faille dans la rocaille, une sorte de petite crevasse où je serai momentanément à l’abri des dinosaures. Elle est protégée par d’épais bouquets de cycas et elle est de toute façon trop étroite pour les gros prédateurs. Mais j’aurai besoin tôt ou tard de me ravitailler, et c’est alors le grand point d’interrogation. Je n’ai pas d’armes. Combien de temps peut tenir une femme en rade sur une unité d’habitation d’à peu près cinq cents mètres de diamètre en compagnie de tout un tas de dinosaures aussi alertes qu’affamés ?
Je ne cesse de me répéter que ce qui m’arrive n’appartient pas à la réalité. Mais j’ai du mal à m’en convaincre.
Il s’en est fallu de peu que j’y reste et j’en suis encore toute retournée. Je n’arrive pas à me débarrasser l’esprit du drôle de petit gargouillis qu’a fait le mini-générateur quand il s’est mis à chauffer. En une quinzaine de secondes mon cher module mobile s’est transformé en une informe chose carbonisée, entraînant dans le désastre mon bloc radio, mes vivres, mon pistolet laser et presque tout le reste. Je n’aurais pas été avertie par ce drôle de petit bruit, je ne serais plus moi-même qu’une informe chose carbonisée. Probable que cela aurait mieux valu pour moi.
Il suffit que je ferme les yeux pour voir en imagination Habitat Vronsky en train de flotter sereinement sur son orbite à cent vingt petits kilomètres d’ici. Splendide vision ! Les murs luisants comme du platine, le grand capteur solaire braqué sur les fenêtres, la ronde orbitale des satellites agricoles, pareils à une douzaine de lunes miniature. Il me semble qu’il me suffirait de tendre la main pour le toucher. Faire toc-toc sur le blindage en murmurant : « À l’aide, venez me secourir. » Mais je pourrais tout aussi bien me trouver au-delà de Neptune qu’assise là, dans l’enclave de Lagrange, qui se trouve pour ainsi dire à la porte à côté. Impossible d’appeler au secours. Que je fasse un pas hors de cette anfractuosité et je suis à la merci de mes sauriens, une merci qui n’aura sans doute rien de tendre.
Voilà la pluie – artificielle comme presque tout le reste sur Dino Island. Mais elle mouille aussi bien que la naturelle. Et pénètre tout pareil. Berk.
Grand Dieu, qu’est-ce que je vais devenir ?
8 h 15. La pluie s’est arrêtée. Dans six heures, j’y aurai de nouveau droit. Incroyable à quel point l’air est lourd et poisseux. Le simple acte de respirer est tout un travail, et j’ai l’impression que mes poumons se couvrent de moisissure. L’air propre, vif, continuellement printanier de Vronsky me manque terriblement. Lors de mes précédents voyages à Dino Island, le climat ne m’a jamais gênée. Mais bien sûr, j’étais douillettement installée à l’intérieur de mon module mobile, tout un petit monde à l’intérieur du monde, indépendante, autonome, n’ayant pas à redouter le contact direct avec cet endroit et ses créatures. Simple regard flâneur, allant où je voulais, invisible, invulnérable.
Peuvent-ils me flairer dans ma cachette ?
Je ne crois pas qu’ils possèdent un odorat très développé. Plus fin que celui d’un crocodile, mais certainement pas égal à celui d’un chat. Et la puanteur de l’épave grillée domine tout en ce moment. Mais je dois empester la peur. À présent, j’ai retrouvé mon calme, mais c’était différent tout à l’heure, quand je me suis désespérément extirpée du module en détresse. Probable que les émanations de ma peur flottent un peu partout.
Remue-ménage dans les cycas. Quelque chose approche !
Un long cou, de petites pattes d’oiseau, des mains préhensiles délicates. Rien à craindre. Juste un struthiomimus – un dino tout gentil, tout mignon, une créature avienne d’à peine deux mètres de haut. De grands yeux dorés solennellement fixés sur moi. Il penche la tête sur le côté, à la façon des autruches, un coup à droite, un coup à gauche, comme s’il hésitait à s’approcher plus près de moi. Allez, ouste ! Va becqueter un stégosaure. Fiche-moi la paix.
Le struthiomimus fait retraite en émettant de petits gloussements.
C’est la première fois que je vois d’aussi près un dinosaure en vie. Heureusement que c’était un petit.
9 heures. Je commence à avoir faim. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir manger ?
Il paraît que les cônes de cycas grillés ne sont pas trop mauvais. Mais tout crus ? Il y a tant de fruits qui sont comestibles une fois cuits, mais toxiques autrement. Je n’ai jamais étudié le problème de près. Ce n’est pas la vie dans nos petits habitats L5 bien aseptisés qui peut faire de nous des spécialistes de la vie en plein air, après tout. Quoi qu’il en soit, il y a un cône bien charnu sur le cycas situé juste en face de la faille qui m’a l’air tout à fait mangeable. Autant l’essayer cru, puisqu’il n’y a pas d’autre solution. Frotter des bâtons l’un contre l’autre ne me mènera à rien.
Cueillir le cône n’est pas si facile. Me voilà à me tortiller, à me contorsionner, à le cramponner, à tirer dessus… ça y est. Pas aussi charnu qu’il en a l’air. Franchement pâteux, en fait. C’est comme de mâchouiller du caoutchouc. Goût correct, malgré tout. Avec peut-être ce qu’il faut d’hydrate de carbone.
La navette ne viendra pas me ramasser avant un bon mois. Personne n’est fichu de venir me chercher, ou même de penser à moi d’ici là. Me voilà entièrement livrée à moi-même. Une situation qui ne manque pas d’ironie : je ne songeais qu’à m’enfuir de Vronsky et à échapper à toutes ces querelles et ces intrigues, ces réunions et ces rapports d’activité sans fin, ces grimaces et ces hypocrisies, toute l’affreuse cuisine politique dans laquelle se complaisent les hommes de science quand ils se transforment en administrateurs. Trente jours d’isolement, autant dire de bonheur, sur Dino Island ! La fin de ces sourds élancements dans ma tête, rançon de mes affrontements quotidiens avec Sarber, le directeur. Le retour à la recherche pure ! Et puis ce court-circuit, et me voilà tapie dans les buissons à me demander si je vais périr faute de pouvoir bouffer ou faute de pouvoir éviter d’être bouffée.
9 h 30. Une drôle d’idée me vient à l’instant. Aurais-je été victime d’un sabotage ?
Réfléchissons. Sarber et moi en complète opposition depuis des semaines sur le fait de savoir s’il convient d’ouvrir Dino Island aux touristes. Vote décisif de tout le personnel le mois prochain. Sarber dit qu’il y aurait des millions à gagner par an pour des études plus poussées avec un programme de visites guidées et un louage occasionnel de l’îlot à des compagnies cinématographiques. Je dis que c’est risqué à la fois pour les dinos et pour les touristes, incompatible avec les exigences scientifiques, une façon de se disperser, une liquidation. Le personnel est de cœur avec moi, mais Sarber fait danser les chiffres, fait miroiter des bénéfices astronomiques et, en général, fait péter sa grande gueule. Exaspération progressive de chacune des parties, Sarber furibard de se voir contrer, n’arrivant plus qu’à peine à dissimuler son aversion pour moi. Bruits de couloirs – destinés à me revenir – comme quoi si je persiste à lui mettre des bâtons dans les roues il me brisera les reins. Ce qui est du pur délire, bien sûr. Il se peut qu’il occupe un rang plus élevé que le mien, mais il n’a aucune autorité sur moi. Et puis sa soudaine amabilité hier. (Hier ? Des siècles, oui.) Son sourire mielleux, son petit discours comme quoi il espère que je réviserai ma position pendant ma tournée d’observation sur l’îlot. Ses souhaits de bon voyage. Avait-il bricolé mon groupe générateur ? Cela ne doit rien avoir de sorcier, si l’on s’y connaît un peu en mécanique, et c’est le cas de Sarber. Une espèce de minuterie réglée pour retirer les barres isolantes ? Pas de danger pour Dino Island, juste un petit sinistre bien délimité entraînant la destruction du module et de son passager, sommes désolés, drame de la science, quelle grande perte… Et même en admettant que j’aie du pot et que j’arrive à sortir à temps du module, mes chances de survivre ici pendant trente jours, avec seulement mes pieds pour me déplacer, seraient plutôt minces, d’accord ? D’accord.