Ça me fait bouillir de penser qu’on puisse avoir envie de tuer quelqu’un pour une simple divergence d’opinion. C’est barbare. Pire : ça manque de classe.
11 h 30. Je ne peux pas rester éternellement accroupie dans cette crevasse. Je vais explorer l’îlot et voir si je peux trouver une meilleure cachette. Celle-ci ne peut fournir qu’un abri temporaire. Et puis, me voici un peu remise de mon affolement tout de suite après la catastrophe. Je me rends bien compte à présent que je ne vais pas trouver un tyrannosaure à l’affût derrière chaque arbre. Et les tyrannosaures ne vont pas forcément être intéressés par un maigre gibier dans mon genre.
Quoi qu’il en soit, je suis un primate hautement évolué. Si mes humbles ancêtres mammifères ont réussi à échapper aux dinosaures il y a soixante-dix millions d’années, s’ils ont survécu et hérité de la terre, je devrais pouvoir éviter d’être dévorée durant les trente jours à venir. Et avec ou sans mon douillet petit module mobile, je veux visiter cet endroit, quels que soient les risques. Personne n’a jamais eu l’occasion de voir les dinos d’aussi près.
J’ai bien fait de conserver ce mini-magnétophone quand j’ai sauté du module. Que je sois promise ou non à servir de repas à un dino, je devrais pouvoir enregistrer des observations de la plus haute utilité.
J’y vais.
18 h 30. La nuit approche. Me voilà installée près de l’équateur sous un entrelacs de frondes de fougères – un abri bien précaire, mais je suis invisible sous les énormes frondes et, avec de la chance, je tiendrai bien jusqu’au matin. Le cône de cycas ne semble pas avoir eu d’effet toxique, et je viens d’en manger un autre, avec des pousses tendres de fougère. Un régime Spartiate, mais qui me fait passer la faim.
Dans la brume du soir j’observe un brachiosaure, pas encore adulte mais déjà colossal, en train de brouter le sommet des arbres. Un tricératops à l’air sombre se tient dans le voisinage, et quelques struthiomimidés genre autruches galopent dans les fourrés à la poursuite de je ne sais quoi. Pas de tyrannosaures en vue de toute la journée. De toute façon, il n’y en a pas beaucoup par ici, et j’espère qu’ils sont tous endormis, le ventre plein, quelque part dans l’autre hémisphère.
Quel endroit fantastique !
Je ne me sens pas fatiguée. Même pas effrayée – juste sur mes gardes.
En fait, je me sens toute émoustillée.
Je suis assise là, en train de contempler à travers les frondes une scène surgie de l’aube des temps. Il ne manque qu’un ptérodactyle ou deux dans le ciel, mais nous n’en avons pas encore recréé. Les reniflements lugubres de l’énorme brachiosaure me parviennent distinctement, même à travers la lourde atmosphère. Les struthiomimidés émettent de doux piaillements. La nuit tombe rapidement, et les grandes silhouettes, là-bas, revêtent l’apparence de merveilles primordiales comme on en voit dans les rêves.
Quelle brillante idée d’avoir placé tous les dinosaures recréés selon le procédé Olsen dans un petit habitat L5 bien à eux et de les avoir laissés en liberté pour recréer le mésozoïque ! Après le fâcheux incident de San Diego avec le tyrannosaure, il devenait politiquement impossible de les garder sur terre, je sais, mais c’est de toute façon mieux ainsi. En un peu plus de sept ans, Dino Island en est venu à offrir presque toutes les apparences de la réalité. Tout pousse si vite dans cette atmosphère lourde et chargée d’humidité, riche en carbone, tropicale ! Évidemment, nous n’avons pu reproduire exactement la flore du mésozoïque, mais nous avons su tirer un excellent parti du matériel botanique subsistant – cycas, fougères, prêles, palmiers, ginkgos, araucarias – et un épais tapis de mousses, salaginelles et hépatiques couvre le sol. Tout s’est mélangé, amalgamé, emballé : il est à présent difficile de se rappeler l’aspect nu et artificiel de l’îlot quand nous avons procédé aux premiers aménagements. C’est maintenant une tapisserie vert et brun sans solution de continuité, une jungle touffue seulement interrompue par des ruisseaux, des lacs et des prairies, encapsulée dans une enveloppe de métal sphérique d’environ deux kilomètres de circonférence.
Et les animaux, les merveilleux, fantastiques et grotesques animaux…
Nous ne prétendons pas que le véritable mésozoïque possédait une faune aussi variée que ce que j’ai vu aujourd’hui, des stégosaures côtoyant des corythosaures, un tricératops lorgnant méchamment un brachiosaure, des struthiomimus contemporains de l’iguanodon, un méli-mélo sans rigueur scientifique de triassique, de jurassique, de crétacé, cent millions d’années de règne dinosaurien allègrement brouillées. On fait avec ce qu’on a. Les reconstructions par procédé Olsen demandent assez d’A.D.N. fossile pour permettre la synthèse par ordinateur, et nous n’avons pu jusque-là en trouver que dans une vingtaine d’espèces. Ce qui est merveilleux, c’est que nous ayons déjà réussi à accomplir ceci : la réduplication complète de la molécule d’A.D.N. à partir d’une information génétique corrompue et imprécise vieille de plusieurs millions d’années, l’introduction des délicats implants dans les œufs d’hôtes reptiliens, l’élevage des embryons jusqu’à autonomie complète de ceux-ci. Le seul mot qui convient est : miraculeux. Si nos dinos viennent d’ères séparées par des millions d’années, qu’il en soit ainsi : on aura fait de notre mieux. Si nous n’avons ni ptérodactyles, ni allosaures, ni archéoptéryx, qu’il en soit ainsi : cela viendra peut-être un jour. Nous avons largement assez de travail avec ce que nous avons déjà réalisé. Il se peut qu’il y ait un jour des habitats satellites séparés pour le triassique, le jurassique et le crétacé, mais personne d’entre nous ne verra cela de son vivant, je pense.
C’est maintenant le noir total. De mystérieux couinements et sifflements s’élèvent dans les environs. Cet après-midi, comme je m’éloignais précautionneusement mais avec plaisir du lieu du sinistre, près de l’axe de rotation, vers mon campement actuel au niveau de l’équateur, m’approchant parfois à moins de cinquante ou cent mètres de dinosaures vivants, j’ai ressenti une sorte d’extase. Maintenant, mes peurs me reprennent, et ma colère devant ce stupide naufrage. J’imagine des griffes impatientes de me saisir, de terribles mâchoires s’ouvrant au-dessus de ma tête.
Je n’ai pas l’impression que je vais beaucoup dormir cette nuit.
22 août, 6 heures. L’aurore aux doigts de rose se lève sur Dino Island et je suis toujours vivante. Je suis loin d’avoir eu mon compte de sommeil, mais j’ai dû dormir un peu car je garde en mémoire des fragments de rêves. Centrés sur les dinosaures, naturellement. Assis en petits groupes, les uns jouant à la belote, d’autres tricotant des pull-overs. Et chantant en chœur une interprétation dinosaurienne du Messie ou peut-être de la Neuvième de Beethoven.