Je sens l’amour intense qui irradie de la forme titanesque qui se dresse au-dessus de moi. Je sens le contact entre nos âmes s’affermir et s’approfondir.
Les dernières barrières s’écroulent.
Et je finis par comprendre.
Je suis celle qu’ils ont choisie. Je suis le véhicule. Je suis le moteur de leur renaissance, la bien-aimée, l’indispensable. Notre-Dame des Sauropodes, c’est moi, leur sainte, leur prophétesse, leur prêtresse.
Est-ce de la démence ? Oui, c’est de la démence.
Pourquoi nous autres, petites créatures velues, sommes-nous venues à l’existence ? Je le sais à présent. C’était pour que nous puissions, grâce à notre technologie, rendre possible le retour des grands parmi les grands. Ils ont péri injustement. Grâce à nous, les voilà ressuscités à bord de ce petit globe flottant dans l’espace.
Je tremble sous l’impact de la formidable exigence qui émane d’eux.
Je ne vous abandonnerai pas, dis-je aux grands sauropodes qui se tiennent devant moi, et les sauropodes de transmettre mes pensées à tous les autres.
20 septembre, 6 heures. Le trentième jour. La navette d’Habitat Vronsky doit venir me récupérer aujourd’hui et débarquer un nouveau chercheur.
J’attends devant l’aire de transit. Des centaines de dinosaures attendent avec moi, côte à côte, les lions avec les agneaux, formant une calme assemblée, leur attention entièrement braquée sur moi.
Voici la navette, exacte au rendez-vous, qui se prépare pour un accostage impeccable. Le sas s’ouvre. Une silhouette apparaît, Sarber en personne ! Qui vient s’assurer que je n’ai pas survécu au court-circuit, ou alors pour m’achever.
Il reste planté dans le couloir d’accès, les yeux papillotants, bouche bée devant la foule des dinosaures placides, installés en un vaste demi-cercle autour de la femme nue qui se tient à côté de l’épave du module mobile. Durant un moment, il reste incapable de parler.
« Anne ? dit-il enfin. Pour l’amour de Dieu…
— Tu ne comprendras jamais », lui dis-je.
Je donne le signal. Belshazzar s’ébranle dans sa direction. Sarber pousse un hurlement, fait demi-tour et fonce vers le sas, mais un stégosaure bloque le passage.
« Non ! » crie-t-il au moment où l’énorme tête du tyrannosaure s’abat sur lui.
Tout est fini en un instant.
La vengeance ! Quel plaisir !
Et ce n’est que le commencement. Habitat Vronsky n’est qu’à cent vingt kilomètres d’ici. Ailleurs, dans la ceinture de Lagrange, il y a des centaines d’autres habitats mûrs pour la conquête. La Terre elle-même est à notre portée. Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont la chose sera accomplie, mais je sais qu’elle le sera et que je serai l’instrument de son accomplissement.
J’étends les bras en direction des puissantes créatures qui m’entourent. Je sens leur force, leur énergie, leur harmonie. Je ne fais qu’un avec elles, et elles avec moi.
La Grande Race est de retour, et je suis sa prêtresse. Malheur aux velus !
Titre original :
Our Lady of the Sauropods
paru dans Omni,
septembre 1980