Rapidement, l’appareil survola les faubourgs sud d’Édimbourg. Les paysages défilaient. Le tissu urbain s’effilocha pour céder la place à un patchwork de champs de cultures s’étendant entre les collines aux formes douces. Vues du ciel, les vastes landes sauvages ressemblaient à une peau de monstre préhistorique brune et verdâtre, craquelée d’une multitude de sillons remplis d’eau. Bien que connaissant parfaitement la région, Jenni avait du mal à se repérer. Moins de vingt minutes plus tard, l’engin contourna la banlieue de Glasgow par le sud et la côte apparut à l’horizon. L’hélicoptère dépassa le front de mer et remonta vers le nord.
— Nous sommes presque arrivés, précisa le garde du corps.
L’île d’Arran se profila bientôt. Couverte de landes et de forêts profondes, elle trônait au milieu des eaux du Firth of Clyde. L’hélico continua par la côte, bifurquant vers l’ouest et rasant la cime des arbres.
Entre deux collines, une immense clairière apparut, révélant un château typiquement écossais à la toiture grise, tout en hauteur, flanqué et surmonté d’une multitude de petites tourelles rondes. L’engin effectua un tour d’approche au-dessus de la propriété et revint se poser sur la pelouse. Les façades de l’imposant bâtiment de pierre étaient percées de fenêtres étroites mais nombreuses.
Le garde, Jenni et Scott descendirent alors que les pales tournaient encore. L’homme les précéda jusqu’à la porte du château.
— Bienvenue à Glenbield, déclara-t-il.
Il ouvrit le lourd vantail de bois clouté et s’écarta pour leur laisser le passage. Les deux invités pénétrèrent dans un hall sombre ouvrant sur une large galerie. Le garde les débarrassa de leurs manteaux et les entraîna à sa suite. Le sol de pierre était couvert d’épais tapis ; sur les murs habillés de bois s’alignaient des tableaux de styles très différents. Au milieu des paysages et des parties de chasse à courre, Jenni remarqua quelques toiles très atypiques, représentant des scènes industrielles et des rues de l’époque victorienne. En parcourant les couloirs, Scott eut la sensation que le château était beaucoup plus grand que ne le laissait supposer son apparence compacte.
Leur guide s’arrêta devant une porte ouvragée et frappa. Après quelques instants, une voix lui ordonna d’entrer. Il ouvrit et s’effaça :
— Je vous laisse avec M. Greenholm.
Le maître des lieux venait lui aussi d’arriver dans son bureau par une autre porte. Il s’avança pour saluer ses visiteurs.
— Merci d’être venus. Je sais que votre temps est précieux. Le mien l’est aussi, alors n’en perdons pas.
Il les invita à prendre place dans les fauteuils et aborda aussitôt le cœur du sujet.
— Si vous m’avez contacté, c’est que vous avez réfléchi au marché que je vous ai proposé.
Scott répondit :
— Avant toute chose, certains aspects doivent être éclaircis.
— Je vous écoute.
— Le premier, c’est la nature de la maladie à traiter et son degré d’avancement. Je dois pouvoir faire un diagnostic avant de m’engager.
Greenholm resta impassible. Il ne lâchait pas son interlocuteur des yeux. Décontenancé par son absence de réaction, Kinross poursuivit :
— Le second aspect concerne la nature de votre aide et les points sur lesquels il est essentiel d’agir, au-delà de votre cas particulier.
Jenni enchaîna :
— Nos recherches nous ont permis de mettre au point un outil d’évaluation et de projection d’évolution pour certains types de neurodégénérescences. Pour être franche, la portée de ce que nous avons mis au jour nous échappe un peu. Même si cela se précise de jour en jour, nous n’en saisissons pas toutes les conséquences. Nous souhaitons pouvoir collaborer avec d’autres chercheurs mais nous ne voulons pas que nos travaux deviennent un enjeu commercial. C’est pourquoi nous ne sommes associés à aucun groupe industriel…
Greenholm eut un léger sourire. Scott réagit aussitôt :
— Vous nous prenez sans doute pour des idéalistes naïfs. Vous avez fait fortune au sein d’une multinationale et pour vous, j’imagine que l’éthique est seulement un joli concept. Mais pour nous, la santé n’est pas un commerce.
— Gardez votre sang-froid, docteur. Vous et le professeur Cooper êtes effectivement des idéalistes naïfs, mais ce sont des gens comme vous qui font avancer le monde. Je ne connais pas votre métier et vous ne connaissez pas le mien. Tous les médecins ne sont pas des saints désintéressés qui se sacrifient pour la veuve et l’orphelin. Si c’était le cas, le magnifique système commercial qu’est le monde de la santé ne serait pas aussi prospère. Tant mieux s’il existe des gens comme vous. Je ne suis pas un affairiste, je suis un chercheur qui a découvert des choses dont les gens se servent. Si nous restons au stade des clichés, nous n’avancerons pas. Faites-moi la grâce de croire que dans l’univers des gens qui ont réussi, il n’y a pas que des requins.
La tension était palpable. Chacun jaugeait l’autre. Greenholm ajouta d’une voix à peine moins autoritaire :
— J’ai besoin de vous et vous avez besoin de moi. Si nous parvenons à faire équipe, je crois que nous pouvons devenir une chance les uns pour les autres.
Au-delà de sa défiance, le vieil homme impressionnait Scott. Sa sincérité le rendait convaincant. Kinross décida d’aborder le volet médical :
— Monsieur Greenholm, parlez-moi des signes qui vous inquiètent.
— Malheureusement, docteur, nous devons parler de symptômes…
— Vous semblez pourtant très structuré mentalement, votre discours est cohérent, vous n’avez pas l’air de souffrir de déficit de mise en mémoire…
Pour la première fois, Greenholm manifesta une certaine surprise.
— J’espère bien, grands dieux ! Avec tous les problèmes que j’ai à gérer !
— Vous avez constaté que vous oubliez certaines choses ? Vous souhaitez passer des tests d’évaluation ?
Greenholm se mit à rire doucement, mais cela ressemblait davantage à un grincement, comme une mécanique grippée peu habituée à fonctionner.
— Non, docteur, hormis un peu de cholestérol et la vue qui baisse, je vais bien ! Je vous remercie.
Il grinça une dernière fois puis redevint tout à coup extrêmement sérieux. Il déclara :
— Je crois utile de préciser que tout ce qui va se dire dans ces murs ne doit pas en sortir.
Jenni et Scott acquiescèrent. Le vieil homme reprit :
— Si je vous propose ma fortune, ce n’est pas pour mon propre salut. C’est pour celui de Mary, ma femme. C’est une longue histoire, et il faudra bien que je vous la raconte. Je n’ai pourtant pas du tout l’habitude de parler de ma vie privée. Mais pour que notre alliance fonctionne, nous devrons parfaitement nous connaître et nous faire confiance. Le seul moyen d’y parvenir est de nous dire uniquement la vérité. C’est donc pour ma femme que je vous demande de l’aide. Je suis un vieux bonhomme qui fait peur à tout le monde. Pas à elle. Mary est mon ange, mon refuge. Je gère des brevets qui n’ont rien de spectaculaire mais qui sont exploités partout sur la planète. Les gens rigolent toujours lorsqu’ils apprennent que mon père a fait fortune en inventant les tampons à récurer. Ils s’amusent encore lorsqu’ils découvrent que je suis l’inventeur de la microfibre. Mais lorsqu’ils voient les chiffres, ils cessent de rire. Deux des inventions les plus populaires et les plus utilisées de tous les temps créées par un père et son fils et assurant la prospérité d’un groupe industriel parmi les plus puissants du monde, ça finit par impressionner. Les analystes épluchent les comptes, les concurrents guettent le moment où je vendrai mes brevets, mais tout cela n’est finalement qu’un jeu. Pour moi, le cœur de ma vie se résume à tout ce que j’ai vécu, partagé, enduré avec cette femme remarquable. Mais depuis près d’un an, son esprit…