Kinross hocha la tête et demanda :
— Les autres sont exactement dans le même état ?
— Nous en avons un plus calme, et puis il y a l’Australienne. Vous voulez les voir ?
Cet homme-là était assis sur un matelas de fortune. Plus jeune que le précédent, il releva à peine la tête lorsque Kinross s’accroupit devant lui.
— Restez sur vos gardes, docteur… prévint le général.
Kinross tendit la main puis, n’observant aucune réaction, l’approcha jusqu’à poser un doigt sur le bras du jeune homme. Celui-ci se rétracta comme une bête craintive.
— Doucement, doucement, murmura le neurologue.
— Il ne vous comprend pas, fit remarquer le général.
— Même si je parlais russe, il ne me comprendrait pas forcément. Je veux juste qu’il perçoive le ton.
Kinross promena sa main sous les yeux du garçon dans une série de mouvements réguliers. Puis il posa encore l’index sur son bras. Il recommença le même cycle à plusieurs reprises. À chaque fois, l’homme suivait sa main des yeux et se rétractait lorsque le doigt le touchait. Malgré la répétition des mouvements, il n’anticipait pas.
Kinross se tourna vers le général :
— Pensez-vous qu’il soit possible d’effectuer des prélèvements à des fins d’analyse ?
— Vous pensez à une drogue, un empoisonnement ?
— Je ne crois pas, mais je souhaite mesurer certains taux. Je vous dirai quoi chercher.
— Nos légistes doivent pouvoir faire ça, même s’ils sont plus habitués à travailler sur les morts que sur les vivants.
Profitant du relâchement de l’attention de Kinross, le jeune rescapé se jeta sur lui. Dans un saut fulgurant, il réussit à passer ses mains menottées autour du cou du médecin et commença à serrer de toutes ses forces. Hold intervint aussitôt. Il essaya de dégager Kinross, mais son agresseur était puissamment cramponné. Scott étouffait. Sans hésiter, Hold enjamba Kinross qui se débattait, et passa derrière son assaillant qu’il saisit au cou en lui faisant une clef. L’homme ne relâcha pas son étreinte pour autant. Hold bloqua son avant-bras contre la base de sa tête et imprima une violente torsion. Le craquement des cervicales résonna dans la pièce et l’homme s’affaissa. Son corps sans vie se relâcha, mais Hold le retint.
Kinross porta ses mains à son cou en hoquetant. Hold le dégagea et rejeta le corps inanimé du jeune homme sur le sol. Tout s’était passé si vite que le général n’avait pas eu le temps de réagir. Il observa « l’assistant » du docteur avec suspicion.
— Vous l’avez échappé belle, docteur, commenta le général. De toute façon, une victime de plus ou de moins dans cette affaire, ça ne change pas grand-chose. Légitime défense…
Kinross croisa le regard de son sauveur. Hold venait de tuer quelqu’un, pourtant ses yeux dégageaient toujours la même douceur. Scott se releva maladroitement en frictionnant sa trachée endolorie et dit d’une voix cassée :
— J’ai besoin de prendre l’air…
Dehors, le vent s’était levé. L’agression avait brutalement réveillé chez Scott un sentiment sourd qu’il s’évertuait à chasser chaque fois qu’il le sentait venir. La plupart du temps, il y parvenait. Pas cette fois. La violence de l’attaque, la fatigue, toutes les questions que soulevait ce qui s’était passé étaient plus fortes que sa résistance. Ici, le mince vernis qui séparait l’homme de la bête avait explosé. Au moment de l’attaque, l’infime frontière entre la folie et la conscience s’était muée en gouffre. Scott ne supportait pas la violence. Elle le confrontait, lui et ceux de son espèce, à une animalité indigne d’êtres civilisés. Il n’avait jamais réussi à comprendre pourquoi tout ne se résolvait pas par le dialogue et l’intelligence. Plus grave encore, en tant que médecin, Kinross n’avait rien pu faire pour ce jeune rescapé et pourtant, de par sa formation, personne n’était mieux placé que lui pour l’aider. L’agression dont il avait été victime le renvoyait à un constat d’impuissance. Il se sentit tout à coup épuisé et déstabilisé par le fait de devoir la vie à un type dont il ne savait rien. Hold avait raison : hors de son domaine de compétence, Scott était inadapté à la vie. À cet instant, le neurologue n’était même plus certain d’avoir un seul domaine de compétence…
— Ça va, docteur ? Vous préférez peut-être rester seul un moment ?
Dans le souffle du vent, Scott n’avait pas entendu venir Hold.
— Seul, je le suis bien assez.
Les deux hommes se tenaient à quelques pas l’un de l’autre. Scott se reprit et ajouta :
— Merci, je vous dois une fière chandelle. Sans vous, ce type m’aurait sans doute brisé les cervicales.
— J’ai fait mon travail, docteur. J’ai évité une catastrophe.
Scott hésita à poser la question, mais l’envie de savoir fut la plus forte.
— Pardonnez-moi, mais… Vous ne ressentez rien quand vous tuez quelqu’un ? Vous aviez l’air si calme.
Hold eut un mince sourire et détourna le regard.
— C’était vous ou lui. M. Greenholm m’a demandé de veiller sur vous. Je fais mon travail.
— Votre domaine de compétence, donc.
— En quelque sorte. C’est étrange, docteur, vous vivez tous les jours avec la mort et elle vous impressionne encore…
— Dans un hôpital, elle arrive rarement par surprise. La grande faucheuse habite un peu avec nous. Alors que là, c’était une visite à l’improviste, presque une effraction…
— Vous avez une idée de ce qui a pu transformer ces gens en bêtes féroces ?
— Pour le moment, pas la moindre. Dans les cas que j’ai eu l’occasion d’étudier, les patients, bien que parfois violents, n’ont pas ce genre de comportements extrêmes. Ils sont beaucoup plus vieux et accueillis dans des structures les encadrant, alors qu’ici ils étaient tous plutôt jeunes, sans personne pour enrayer l’escalade. Soit quelque chose a exacerbé leur agressivité et nous sommes face à une réaction en chaîne, soit il s’est passé autre chose et les survivants réagissent sous l’effet d’une peur panique. Toutes les études confirment que des individus calmes peuvent développer des comportements extrêmement violents lorsqu’ils perdent leurs repères ou l’esprit.
— Vous croyez que c’est le cas ?
— Je me pose des questions. Les analyses nous aideront à y voir plus clair. Enfin j’espère.
Hold sourit d’un sourire sans joie et désigna les baraquements :
— Je crois que le général voudrait bien que vous finissiez votre expertise pour remballer.
— Vous avez raison. Allons voir cette jeune Australienne.
14
Eileen était repliée sur elle-même et jetait sans cesse des regards apeurés autour d’elle.
— C’est vous qui l’avez installée dans le noir, au fond de ce trou à rats ? demanda Kinross au général.
— Non. C’est elle. Dès qu’on rallume la lumière, elle se met à crier. Personne ne peut la toucher. Seule notre légiste féminine a réussi à lui donner à boire, mais elle est repartie hier. Depuis, cette gamine n’accepte plus personne. On dirait qu’elle a peur des hommes.
Kinross s’approcha d’elle lentement en lui parlant doucement.
— Tout va bien, mademoiselle. Vous vous appelez Eileen, c’est ça ? Je suis médecin. Je suis ici pour vous aider.
Eileen sembla réagir en entendant parler sa langue. Elle observa Kinross à la dérobée, puis détourna la tête brusquement pour ne plus le voir.
— Vous allez bientôt rentrer chez vous, mais avant, je dois vous examiner. Vous permettez ?
La jeune femme se recroquevilla encore un peu plus. Kinross commença à promener sa main sous ses yeux dans une série de mouvements précis et répétitifs, comme il l’avait fait pour l’homme qui l’avait agressé, puis il posa un doigt sur le bras de la jeune femme. Il recommença. Au moment où il achevait les mouvements de sa main, il tendit le doigt pour la toucher à nouveau mais Eileen anticipa et le repoussa.