Derrière la pudeur des mots, Scott comprit que son état se dégradait encore. Il n’insista pas. Il chercha un stylo dans sa poche intérieure et s’approcha du parapheur. Sur le ton de la confidence, Greenholm ajouta :
— Je suis curieux de savoir où vous en êtes dans vos découvertes. La dernière fois, vous m’avez fait peur. David m’a un peu raconté votre périple en Sibérie. C’est épouvantable.
Scott parapha rapidement les pages. Jenni fit de même. Lorsque ce fut terminé, Greenholm eut un sourire lent, profond. Il se redressa et dit :
— Il fut un temps où, après la signature d’un pareil contrat, je vous aurais offert un cognac de cinquante ans d’âge ou un excellent cigare, mais ces choses — autrefois art de vivre — sont aujourd’hui considérées comme des drogues et je ne veux pas risquer un procès pour empoisonnement ! Allons souper !
D’un pas sûr, Greenholm ouvrit la voie à travers le dédale de son château. Arrivé devant les portes du grand salon, il écarta les deux battants d’un geste théâtral. Comme dans toute forteresse écossaise, la salle n’était pas très haute de plafond, mais sa longueur et les piliers qui soutenaient les poutres massives forçaient l’admiration. Les murs de pierre étaient ornés de tentures et de tapisseries. Au centre était dressée une longue table. Chaises à haut dossier, service de porcelaine, argenterie étincelante et à chaque place, un parfait alignement de trois verres en cristal taillé.
— Superbe, commenta sobrement Kinross.
En découvrant que Hold était aussi ébahi qu’eux par ce décor grandiose, il lui demanda :
— Vous n’aviez jamais vu cette pièce ?
— Pas ainsi. Pas depuis longtemps. Depuis très longtemps.
À l’autre bout de la salle, une femme vêtue de noir avec col et tablier blancs impeccables fit son apparition.
— Je vous présente Edna, dit Greenholm. Elle veille à notre confort depuis plus de trente ans.
Edna, qui se tenait bien droite, fit une révérence. Chacun de ses gestes les plus infimes trahissait une légère excitation. Elle semblait sincèrement heureuse d’accueillir des invités. Jenni était sous le charme de l’ambiance. Scott avait plus de mal. En découvrant le soin apporté à chaque détail, en prenant conscience de l’événement que constituait cette soirée et de tous les efforts déployés par Greenholm pour en faire un moment inoubliable, il se voyait de moins en moins annoncer le triste diagnostic concernant Mary.
Greenholm tira une chaise pour Jenni :
— Si vous voulez bien vous donner la peine.
Jenni se glissa sur le siège capitonné de velours.
— C’est absolument somptueux, fit-elle. Vous recevez souvent ?
— Autrefois, lorsque j’étais plus impliqué dans les affaires, nous avions du monde, mais depuis la maladie de Mary…
Greenholm s’installa face à Jenni, tandis que Hold et Scott s’attablaient à leur tour.
— C’est une situation intéressante, ne trouvez-vous pas ? reprit Greenholm. Nous ne savons pratiquement rien les uns des autres et nous voilà liés par ce qui nous est le plus cher. Pour moi qui suis plutôt sauvage, c’est assez inattendu…
— Si je puis me permettre cette observation, fit Jenni, vous ne me semblez pas d’un naturel si solitaire que cela. Les responsabilités obligent souvent à une certaine réserve…
— Sans doute avez-vous raison. Est-ce la nature profonde de l’homme qui fait l’individu ou le chemin qu’il a parcouru ? En tant que spécialiste du comportement humain, vous avez peut-être un avis là-dessus ?
Scott commenta :
— Malheureusement, nous sommes souvent trop accaparés par l’aspect biomécanique des patients et nous n’étudions pas assez l’interaction entre les sentiments, la psychologie et l’état physique.
La remarque touchait un sujet qui passionnait Greenholm. Celui-ci saisit la balle au bond :
— C’est certainement plus vrai encore dans votre spécialité. En étudiant la maladie d’Alzheimer, avez-vous pu définir un profil des gens qui en sont atteints ?
— Malheureusement non. À titre personnel pourtant, je me suis fait la remarque que les patients avaient parfois un point commun.
— Lequel ?
— Pour évaluer leur perception de la temporalité, nous leur demandons de parler de leur enfance, de leur vie ou de leur métier. J’ai constaté que beaucoup d’entre eux avaient subi un choc affectif ou qu’ils portaient une douleur de cet ordre. Mais ceci n’a évidemment aucune valeur scientifique.
— Intéressant. Moi qui suis ingénieur de formation, je trouve curieux que personne n’ait eu l’idée de creuser cette piste.
— C’est également mon avis, mais vous savez, les habitudes sont aussi dures à changer que les chapelles à ouvrir. Lorsque Jenni et moi avons annoncé que nous allions collaborer, dans chacun de nos camps, des voix férocement critiques se sont élevées. Un professeur expert en génétique et un spécialiste des maladies neurodégénératives, cela risquait de bousculer les petites barrières et les domaines que chaque secteur se croit réservés. Pourtant, c’est cette association qui nous a permis de mettre au point l’indice.
— À ce sujet, j’ai réfléchi. En premier lieu, il faudra protéger votre indice et déposer un brevet. C’est essentiel. Vous ne devez rien divulguer avant d’avoir légalement protégé votre découverte. Je sais que dans votre domaine, la propriété industrielle est particulière, mais je connais des gens compétents qui pourront vous aider.
Edna fit son entrée avec un plateau chargé d’assiettes. Elle les présenta et Greenholm précisa :
— Voici du saumon. Mais celui-là n’a rien à voir avec celui que l’on sert aux touristes. Ce matin, il s’ébattait encore dans la rivière Glenashdale qui coule au nord du domaine.
Hold servit le vin, un sauvignon blanc français. Jenni décida d’amener la conversation sur un plan privé :
— Vous avez promis de nous raconter comment vous et votre épouse vous êtes rencontrés.
Hold observa son patron. Il était curieux de voir sa réaction face à cette question très personnelle. Greenholm posa sa fourchette ; il savoura sa bouchée, puis commença :
— J’étais un jeune ingénieur. En ce temps-là, je n’étais que le fils de celui à qui l’entreprise devait son plus grand succès industriel. Mon père était invité à toutes les cérémonies officielles. Je l’accompagnais parfois — il disait que je devais apprendre à connaître les requins qu’il faut malgré tout côtoyer quand on atteint un certain niveau. Lui comme moi avons toujours été davantage à notre place devant une paillasse ou un bec Bunsen que devant un plateau de petits fours. La blouse blanche nous va mieux que le smoking ! C’est dans ces soirées, au cours de ces interminables dîners, que j’ai appris ce que sont la courtoisie des gens honnêtes et l’hypocrisie des autres. Mon père était un homme simple qui croyait au travail. Il a eu l’intelligence de ne pas changer après le succès de son invention. À l’époque, je ne supportais pas ces mondanités. Elles m’ont pourtant appris l’autre part de mon métier.
Greenholm fit une pause, but une gorgée de vin et reprit :
— Un soir, à New York, le repas s’était prolongé comme souvent par une soirée. Pour une fois, ce n’était pas un pianiste qui jouait, mais une jeune femme. C’était Mary. Je me souviens encore de la première fois que je l’ai vue. En fait, pour être exact, entendue… J’étais engoncé dans un canapé trop mou entre deux prétentieux qui fumaient en se donnant des airs lorsque la musique a attiré mon attention. Dans ce genre d’événement mondain, le piano est un fond sonore, une ambiance. Il n’est pas destiné à se faire remarquer. Elle jouait du Gershwin et l’espace de quelques accords, elle n’a soudain plus joué pour meubler, mais comme une véritable concertiste. Quelque chose de plus habité a surgi dans son jeu. La mélodie était tout à coup sentie, interprétée. Je me souviens que je n’ai pas été le seul à le percevoir, les conversations se sont un instant suspendues. Par contre, je crois avoir été le seul à l’analyser, et je l’ai regardée pour la première fois. J’ai aperçu cette frêle jeune femme, au regard dense. À l’inverse de beaucoup de pianistes de bar, elle ne fixait pas le vide ou son clavier. Tout en jouant, elle étudiait les gens présents. Discrètement, je l’ai observée. Plus la soirée s’étirait, plus elle libérait son jeu. Mary était du genre à commencer par jouer des morceaux de variété pour finir vers 3 heures du matin sur du Rachmaninov.