La sonnerie du téléphone le tira brutalement de ses réflexions.
— Docteur Kinross ? C’est le secrétariat.
— Qu’y a-t-il ?
— Le patient américain est là. Venez vite, il y a un problème.
— J’arrive.
Dans l’univers hospitalier d’ordinaire si maîtrisé, l’attroupement devant le comptoir d’accueil du service n’était pas bon signe. L’infirmière en chef était dans tous ses états :
— Il est hors de question que je vous signe la décharge. Il a le visage en sang. C’est un transfert sanitaire, pas un passage à tabac !
— Nous avons été obligés de le maîtriser, répondit laconiquement l’officier militaire qui se tenait près du brancard.
Kinross se fraya un chemin entre les infirmières.
— Que se passe-t-il, Nancy ?
— Ces messieurs veulent que je signe l’admission, expliqua-t-elle, furieuse. Mais regardez-moi ça ! Ce garçon a reçu des coups !
Scott se pencha sur le jeune homme inconscient et solidement sanglé. Du pouce, il souleva ses paupières — il était drogué. Kinross étudia la blessure qui semblait la plus sérieuse, à la mâchoire.
Il se retourna vers une jeune infirmière :
— Lauren, emmenez-le en salle d’examen et nettoyez ses plaies. Tous les autres retournent à leur travail.
Il fit un signe à l’officier et à ses deux hommes :
— Quant à vous, suivez-moi. J’ai quelques questions à vous poser.
Une fois dans son bureau, le médecin ferma la porte et demanda de but en blanc :
— On m’envoie un patient des États-Unis par vol spécial et il arrive avec le visage tuméfié. Vous lui avez cassé la figure ou quoi ?
— Nous l’avons pris en charge à Washington. Il était sous tranquillisants. On nous a confié trois seringues à lui injecter en cas d’agitation. Le docteur nous a certifié qu’une seule serait largement suffisante pour le shooter jusqu’à notre arrivée ici. On avait pourtant à peine décollé qu’il a commencé son cirque. On aurait dit qu’il ne supportait pas d’être attaché. Impossible de le calmer, il était comme fou. Impossible de lui parler. Une vraie bête fauve, le gamin, et je peux vous dire qu’il est costaud. On a réussi à lui faire une injection. Nous étions quatre pour le maintenir. On a contacté d’urgence l’hôpital militaire Walter Reed pour qu’ils nous disent quoi faire. Ils nous ont conseillé de refaire une injection pour finir le vol tranquilles. Mais ça n’a pas suffi. Le gosse s’est réveillé, un vrai forcené. Il a réussi à se libérer à moitié et il s’est jeté sur mes gars. Il n’a même pas été impressionné par les uniformes ou les armes. Un vrai dingue ! Heureusement qu’on n’était pas sur un avion de ligne ! On lui a fait la dernière injection qui l’a à peine calmé. Il nous restait trois heures de vol. Quand il a remis ça, on a fait ce qu’on a pu…
— Vous lui avez cassé la figure.
— Et on lui a administré un de nos tranquillisants…
— C’est-à-dire ?
— Un projectile auto-injectant. Dites à votre infirmière qu’elle ne panique pas quand elle verra le point d’impact dans le dos.
Kinross prit appui sur son bureau :
— Bien. Il faudra me donner les noms précis des produits, les doses et les heures d’injection.
— Tout est sur la feuille de service.
— Parfait.
Scott jaugea les trois hommes.
— Vous dites que ce jeune garçon a failli avoir le dessus sur vous trois ?
— Il est dangereux, docteur. Méfiez-vous. Il vous saute dessus et son but est de vous tuer, c’est clair.
— Encore une question : vous a-t-il parlé ?
— Pas un mot.
— À aucun moment ? Il n’a jamais prononcé une parole ?
— Non, docteur. Il grognait et il attaquait. C’est tout.
— Merci, messieurs. Je vais signer votre feuille de décharge. Allez vous reposer.
Dans la salle d’examen, Lauren, l’infirmière, était penchée sur le jeune homme étendu sur son brancard. Elle lui nettoyait délicatement la mâchoire et le cou. Pour éliminer les traces du sang qui avait coulé jusque sur son torse, elle avait écarté sa chemise hospitalière. En entrant, Scott éprouva aussitôt un sentiment étrange, comme s’il violait un moment d’intense intimité. Cette jeune femme soignant ce garçon dégageait quelque chose de sensuel. Elle, attendrie comme une madone sur un supplicié. Lui, endormi mais irradiant une beauté puissante, animale. Avec des gestes doux, Lauren promenait sa compresse comme une caresse, en dévisageant son patient.
— Qu’est-ce que vous en dites ? fit le docteur en s’approchant.
Lauren se raidit. Elle n’avait pas entendu Kinross arriver.
— Blessures superficielles ? ajouta-t-il.
Sa compresse à la main, l’infirmière ne savait plus comment se comporter. L’irruption du docteur avait brisé quelque chose. Kinross observa les plaies du jeune Américain :
— Rien de grave. Tant mieux.
Tyrone Lewis était effectivement bien bâti. Kinross se redressa vers Lauren :
— Beau garçon, n’est-ce pas ?
La jeune femme rougit sans oser acquiescer. D’instinct, elle rajusta sa blouse. Kinross reprit :
— Ne perdez pas de vue que ce garçon a attaqué plusieurs soldats pendant son transfert. Restez vigilante et respectez les procédures. Dès que vous aurez terminé vos soins, demandez à Pete de l’installer dans la zone sécurisée.
25
Étendu sur son lit, Devdan remuait encore les lèvres. Il ne criait plus. Il articulait des mots mais aucun son ne sortait. Le front perlé de sueur, son visage dégageait quelque chose à mi-chemin entre la colère et la menace. Dans la pénombre de la petite chambre, Endelbaum l’observait, impressionné.
— Il ne nous entend pas ? demanda-t-il à voix basse à Thomas.
— Non, mon père. Il est toujours ainsi en fin de transe. Cette phase peut durer quelques minutes ou bien des heures. Il est épuisé.
L’infirmier passa devant les deux hommes, éteignit le magnétophone et prit le pouls du jeune homme.
— Son rythme cardiaque revient à la normale, commenta-t-il. Le mieux serait de le laisser se reposer maintenant. Je vais rester avec lui.
Endelbaum acquiesça et se leva.
— J’en ai suffisamment vu et entendu, décida-t-il.
Au bout de quelques mètres dans le couloir, Thomas à ses côtés, il s’immobilisa, toujours sous le coup de ce dont il venait d’être le témoin.
— Cette crise-là était-elle particulièrement violente ? demanda-t-il.
— Pas plus que les autres depuis que le corps a été découvert.
— Mon Dieu… Nous ne savons décidément rien des arcanes de l’esprit. Qui peut dire si c’est une maladie ou un don ? J’ai beau lire des rapports sur ce genre de cas toutes les semaines, tout ceci reste très perturbant.
— L’écart entre la théorie et la pratique, mon père. Vous parlez de maladie ou de don. Savez-vous ce que signifie Devdan chez les Hindous ?
— Non.
— Don de Dieu.
— Vous croyez au hasard, Thomas ?
— Serais-je un bon compagnon du Christ dans ce cas ?
— Avez-vous remarqué la façon dont la haine déforme le visage de ce garçon lorsqu’il prononce le nom de Sandman ?
— Je l’ai noté depuis le début. Le plus troublant, c’est que si vous parlez de Sandman à Devdan lorsqu’il est conscient, il ne réagit absolument pas. Dans son état normal, il n’a aucune idée de qui est cet homme.
— Il va nous falloir faire appel à toutes les compétences de nos frères. Il faut être clair, simple et dire à chacun ce que l’on attend de lui. Nous devons nous concentrer sur la localisation de ce M. Sandman. Quel que soit son pays d’origine, nos accès aux fichiers internationaux devraient nous permettre de savoir d’où il vient. À moins d’être le diable, il est bien né quelque part.