— Vos quatre suspects sont partie prenante dans ces secteurs ? demanda Thomas.
— Pas uniquement. Ils ont des intérêts dans tous les domaines industriels stratégiques. Ils s’immiscent partout où il y a un enjeu. C’est l’Allemand qui a vendu les brevets des systèmes d’éclairage LED au leader mondial de la fabrication d’ampoules — non sans avoir auparavant pris le contrôle d’une part substantielle de son actionnariat. À la faveur d’une avancée technologique, il s’est ainsi partiellement approprié celui qu’il ruinait avant de lui redonner vie. Rien que pour découvrir ce montage, il nous a fallu beaucoup de temps et de nombreux recoupements.
— Quel but poursuivent-ils ? interrogea Endelbaum.
— Chacun le leur. Parfois, ils peuvent pourtant s’associer au nom d’un intérêt commun comme à travers le groupe Bilderberg, mais ne nous trompons pas. Même si ces hommes servent parfois une idéologie, ils cherchent d’abord le pouvoir et la fortune. Il est question de centaines de milliards, il est question de peser sur la vie de millions d’individus. Aucune frontière n’est imperméable à ce pouvoir-là.
— Un autre monde… commenta Thomas.
— C’est pourtant du nôtre qu’il s’agit, jeune homme. Et ce que ces gens font touche chacun de nous dans son quotidien.
— Comment comptez-vous découvrir Sandman ? interrogea le père Endelbaum.
— En fait, il est possible qu’il se révèle de lui-même… En étudiant précisément les listes de dépôts de brevets, nous nous sommes aperçus que depuis quelque temps, beaucoup ont été déposés en rapport avec un des secteurs que nous surveillons particulièrement : la santé. Nous avons relevé que dix-huit dossiers ont été déposés autour d’un procédé d’évaluation de la maladie d’Alzheimer. C’est, en quelques jours, beaucoup plus que sur les douze derniers mois.
— Qui dépose ces brevets ? demanda Thomas.
— Les dépôts sont effectués par des tiers différents et depuis plusieurs pays du monde. C’est un de nos chercheurs qui a levé le lièvre. Pourtant, il n’y a pas besoin d’être spécialiste pour savoir qu’ils sont liés. De l’avis de nos experts médicaux à qui j’ai posé la question, chacun de ces brevets est la pièce d’un puzzle qui s’assemble discrètement. Ceux qui déposent veulent manifestement éviter de se faire remarquer avant d’abattre leurs cartes…
— Avez-vous identifié les auteurs de ces dépôts ? interrogea Endelbaum.
— En partie. L’un de nos suspects y figure, un Suisse, très lié à un grand laboratoire pharmaceutique, mais étrangement, ce n’est pas pour le compte de ce groupe qu’il a fait les démarches. Et tenez-vous bien, en remontant la piste de ses capitaux investis, nous arrivons à cette bonne vieille Eve Corporation.
— Nous tenons donc notre assassin !
— Ce n’est pas certain. Par contre, nous connaissons sans doute sa prochaine victime…
58
En quelques jours, Kinross avait perdu la totalité de ses repères. Il se retrouvait sans Jenni, face aux résultats pour le moins déstabilisants de ses patients, confronté à l’extrapolation de l’indice qui se révélait chaque jour plus alarmante, sans parler des menaces qui pesaient sur lui. Quand il ne s’inquiétait pas pour sa propre sécurité, son esprit tournait à plein régime sur la maladie. Il essayait de lier tous les diagnostics, tous les cas dans un tout cohérent, mais chaque fois, l’étendue des symptômes et les innombrables facteurs déclenchants sans doute impliqués l’en empêchaient. Empilant les arguments avec soin, analysant les raisonnements sans compromis, il était comme le bâtisseur d’un château de cartes, qui à force d’en rajouter voyait sa construction lui échapper et s’effondrer. Sa seule lueur d’espoir reposait sur la promesse d’une prochaine collaboration avec d’autres unités, la mise en commun des savoirs. Épaulé par d’autres spécialistes, éclairé par d’autres avis, Scott se sentait capable d’avancer vite — c’était nécessaire. La progression de la maladie sonnait comme un compte à rebours et il fallait qu’il soit menacé de mort pour l’oublier même quelques instants.
Scott était dans un tel état qu’il avait tenté ce qu’il s’était juré de ne jamais faire : reprendre contact avec Diane. En essayant de la joindre à son domicile, il n’avait trouvé que le répondeur et lorsqu’il avait osé téléphoner à son travail, Cindy, la collègue de son ex, lui avait appris que celle-ci était partie pour trois semaines en Asie avec son nouveau compagnon. Pour obtenir cette information qui lui avait fait l’effet d’un coup de poignard, Scott avait dû subir Cindy lui racontant tout ce qu’elle avait changé dans son appartement où il n’était jamais allé. En raccrochant, Scott prit conscience qu’au moment où il avait appris qu’il était remplacé, il en avait oublié qu’une organisation criminelle essayait de le tuer et que l’humanité était menacée. Finalement, Diane l’avait un peu aidé.
Assis dans son bureau, Scott déprimait en songeant au chaos qu’était devenue sa vie. Par crainte d’un tireur embusqué, il gardait les stores de son bureau constamment baissés, avec pour effet une lumière verdâtre capable de déprimer un bouffon. Quelqu’un frappa à sa porte. Scott fut aussitôt saisi d’un accès de panique. Il n’avait pas fermé à clé. Il se leva d’un bond et se décala contre sa bibliothèque :
— Entrez.
Nancy passa la tête. Étonnée de ne pas trouver Kinross à son bureau, elle pénétra dans la pièce et sursauta en découvrant le neurologue en embuscade.
— Docteur ? Ça va ?
— Si vous le permettez, je ne vais pas répondre à cette question…
— Vous avez une drôle de tête.
— Ce sont les stores, Nancy. Même vous, avec cette lumière pourrie, vous avez une tête de zombie.
— Pourquoi ne les ouvrez-vous pas ?
— Parce que je n’ai pas envie de me prendre une…
Scott s’interrompit.
— Laissez tomber, lâcha-t-il.
Si elle ne l’avait pas connu depuis si longtemps, Nancy aurait pensé que le docteur Kinross avait bu.
— Docteur, Mlle Cooper a téléphoné ce matin. Votre poste ne répondait pas.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Que tout se passait à merveille et que le dossier avançait.
— « À merveille » ?
— C’est ce qu’elle a dit.
— Merci, Nancy.
— J’ai un autre message pour vous, du docteur McKenzie. Il a cherché à vous joindre sur votre portable mais vous étiez sur messagerie.
— Que voulait-il ?
— Vous dire que M. Greenholm était réveillé et qu’il vous avait demandé.
Du fond du couloir, Scott remarqua immédiatement que la chambre de Greenholm était fermée et que le garde en barrait l’accès. Il s’approcha. Le jeune homme lui sourit de toutes ses dents mais ne bougea pas.
— Je souhaite entrer, s’il vous plaît, fit Scott en désignant la porte.
— Je suis désolé, docteur, mais c’est impossible pour le moment.
— Vous savez que vous n’avez pas le droit de m’interdire l’accès.
— M. Hold m’a prévenu que vous diriez certainement cela, et il m’a dit de vous répondre que vous aviez donné votre accord pour qu’il mette en place une protection rapprochée. Cela m’autorise donc à interdire l’accès à la chambre de M. Greenholm.
Kinross serra les poings. Il était à deux doigts d’exploser. Il expira doucement pour tenter de garder son contrôle. Le garde l’observait sans appréhension.