— Prenez votre temps, monsieur, fit le majordome en décalant la potence au-dessus d’une table à vidange.
À l’aide d’une douchette, il commença à nettoyer le corps. Le vieil homme soupira. Avec les années, il avait fini par s’habituer à la plupart des soins qu’il devait recevoir chaque jour, mais ce bain-là n’était vraiment pas son préféré. Il eut une moue de dégoût et tendit la main pour saisir une serviette. Il commença à se débarbouiller.
— Bon sang, grommela-t-il. Quand je pense au temps que je perds avec tous ces machins médicaux… Les jeunes gens n’ont aucune idée de la chance qu’ils ont.
Desmond l’aida à se redresser et commenta :
— Quelques heures de soins perdues par jour pour des années de vie gagnées.
Enveloppé des derniers lambeaux de sa gangue visqueuse, l’homme ressemblait à une créature de science-fiction. Ses membres suintaient de matière dégoulinante.
— Alors, Desmond, avez-vous lu mon projet ?
— Je m’y suis attelé dès que vous me l’avez donné.
— Et alors ? Qu’en pensez-vous ?
— Êtes-vous certain de vos estimations ?
— Ce sont les plus optimistes.
— De quel point de vue ?
L’homme s’amusa de la remarque.
— Votre question est judicieuse, Desmond. Cela prouve que vous avez compris mon propos. Les chiffres retenus sont les plus bas en termes d’évaluation du nombre de victimes. Et cela n’inclut pas les dégâts indirects.
— C’est-à-dire ?
— Ces maladies ont parfois des formes violentes, particulièrement chez les hommes jeunes. Ceux qui en sont atteints peuvent se montrer agressifs. L’effet incident sur la population même saine n’est pas à négliger.
— Cela donne à réfléchir.
— Je suis convaincu d’avoir raison, Desmond. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, c’est la seule chose à faire, pour le bien même de notre espèce.
— Il existe pourtant une différence entre influer sur les vies à travers le quotidien des gens et intervenir sur la vie elle-même.
— Je n’interviens pas, je laisse faire, c’est différent.
— Retarder la mise sur le marché d’un brevet pour permettre d’exploiter tout le potentiel d’une invention précédente est une chose, mais là, il s’agit d’une tout autre affaire.
— Vous croyez que je ne me suis pas posé ces questions ? Vous pensez que je n’ai pas de doute ? Regardez notre monde. C’est un lieu commun de penser qu’il court à sa perte. On le dit depuis longtemps. La différence, c’est que cette fois, le gouffre est en vue. Pour donner une chance aux générations futures, il faut agir maintenant. Nous ne pourrons plus éluder ces vérités. On épuise ce qui nous nourrit. Pire, on le gâche. Seriez-vous prêt à accepter que l’humanité disparaisse parce que certains se permettent tout et n’importe quoi ?
— Ce sera bien plus meurtrier qu’une guerre…
— Bien plus, je vous l’accorde. Mais personne ne tient de fusil. Nous n’allons tuer personne, nous allons laisser la nature réguler notre espèce.
— Et si la maladie devient incontrôlable ?
— Si nos informations sont justes, on peut déjà évaluer son niveau chez les patients. D’ici à ce qu’elle fasse son œuvre, nous aurons trouvé un moyen de l’endiguer.
— J’avoue que cela me met mal à l’aise.
— Je vous comprends. Mais je crois que nous tenons là une chance unique. Cette maladie me fait l’effet d’un acte de justice immanente. Je ne veux pas que l’on empêche son exécution. Notre espèce ne mérite pas d’être sauvée à tout prix. Maintenir chaque être humain en vie, lui permettre de se reproduire sans limite va nous mener à notre perte. Les gens ont perdu le sens des choses. Pour eux, la vie est un dû et ce monde est leur parc d’attractions. Ils ne se rendent même pas compte de ce qu’ils détruisent ! Leurs mesquineries, leurs égoïsmes polluent tout. Vous n’avez toujours pas trouvé d’exemple qui rachète les humains…
— Pas pour le moment, c’est vrai.
— Vous êtes mon plus proche collaborateur, Desmond. Beaucoup de ceux qui m’entourent ne sont que des profiteurs qui, sous des dehors serviles, ne voient que leur intérêt. Votre avis est important pour moi.
— Vous en tiendrez compte ?
— J’entendrai vos arguments. À part vous, je n’ai qu’une seule personne à qui demander son avis. Ensuite, les dés seront jetés.
60
— Le professeur Cooper n’est pas là pour le moment, puis-je prendre un message ?
— Dites-lui simplement que Scott Kinross a téléphoné. Elle peut me rappeler quand elle le souhaite. En ce moment, je suis à l’hôpital nuit et jour.
— C’est noté, monsieur Kinross. Je transmets.
Scott reposa le combiné et demanda à Hold, assis face à lui de l’autre côté de son bureau :
— J’ai faim, pas vous ?
— Bien sûr que si. J’en suis réduit à finir les plateaux-repas de vos malades.
— C’est répugnant.
— Mais garanti sans poison.
— J’en ai plus qu’assez de vivre terré comme un rat.
— Une fois les brevets déposés, ils n’auront plus de prise. Ils vous laisseront tranquille et vous pourrez continuer à travailler.
— Espérons-le.
Hold s’étira. Chez cet homme qui ne se départait jamais d’une certaine retenue, ce geste intime était inhabituel. Scott le nota. Cela faisait maintenant deux jours qu’ils n’avaient pas quitté l’hôpital.
— Vous avez essayé de rappeler le toubib de l’hôpital militaire américain ? demanda Hold.
— Encore ce matin. Il est en déplacement. J’ai jeté un œil sur le Net. On se demande vraiment ce qu’ils fabriquent dans leur base de Gakona. Mais après tout, ce n’est pas mon problème. De toute façon, en ce moment, là n’est pas ma priorité. Entre les menaces et le reste… Je me fiche un peu de leurs mensonges ; mon vrai problème est vis-à-vis du patient. J’aurais voulu pouvoir le sauver. Ma fonction était là.
— Sans vous poser plus de questions ?
— Bien sûr que si, mais pas au point d’oublier mon job. Quand un type arrive aux urgences avec une balle dans le ventre, on ne commence pas par lui demander qui lui a tiré dessus, on le soigne. Si j’avais réussi à comprendre Lewis, tous leurs mensonges n’auraient servi à rien. Lui m’aurait dit la vérité.
— Des ondes haute fréquence auraient pu expliquer son état ?
— Les ondes ont toujours fait partie des suspects favoris dans la recherche de facteurs déclenchants. Malheureusement, il existe peu d’études fiables sur le sujet et on a du mal à en mettre en place. Comme souvent, nous nous heurtons à des conflits d’intérêt. J’ai d’ailleurs repensé à une chose. Vous vous souvenez ? En Sibérie, ils ont dit qu’un nouveau matériel de détection pour le métal avait été livré quelques jours avant le drame.
— Maintenant que vous m’en parlez, ça me revient.
— Je serais curieux de savoir si ce système utilisait des ondes à haute fréquence.
— Vous voulez que je me renseigne ? On doit pouvoir demander ça au général Drachenko.
— Étant donné la similitude des indices entre les survivants de Sibérie et Tyrone Lewis, cela pourrait peut-être nous fournir un début d’explication. La jeune Australienne n’était arrivée que depuis quelques jours, elle n’y avait peut-être pas été exposée…
Le téléphone sonna.
— Docteur, c’est Nancy. Il y a là deux messieurs qui veulent vous voir. Ils disent que c’est urgent.