Elle sortit du bassin et s’enroula dans sa serviette, tordant ses cheveux pour les essorer. Elle remonta à sa chambre. Il lui restait juste assez de temps pour se préparer pour une nouvelle séance de travail.
À l’heure convenue, Jenni se présenta devant la porte du bureau de Clifford Brestlow. Le panneau s’écarta et elle le trouva assis devant son bureau d’images.
— Entrez ! J’étais justement en train de travailler sur votre dossier.
Elle prit place près de lui.
— Sur le module de standardisation ?
— Sans votre expertise ? Je m’en garderais bien. Non, mes services m’informent que nos premières demandes de dépôts ont déjà fait réagir des acheteurs potentiels.
— Des investisseurs ?
— Trois laboratoires souhaitent enchérir. Bien entendu, nous leur avons répondu que le projet était autofinancé et ne serait pas mis sur le marché.
— J’imagine que ce genre d’intérêt est habituel.
— Pas aussi vite, et pas à ce point.
Jenni ouvrit son porte-documents et présenta la synthèse qui lui avait donné tant de mal.
— J’ai essayé d’être la plus précise possible. À vous de jouer l’avocat du diable.
— Je vais lire en cherchant les failles…
— Et je vous attends de pied ferme, répondit-elle sur le même ton faussement menaçant.
Brestlow prit les feuilles et les posa à l’écart. Il se tourna vers elle et croisa les doigts :
— Bien que cela n’ait pas de rapport direct avec les brevets, j’ai lu vos notes sur les accompagnants. Ceux qui côtoient les malades vous touchent beaucoup.
— Ils me bouleversent. Chaque malade, sans le vouloir, provoque un véritable séisme parmi ses proches. Trop peu de choses sont faites pour eux.
— Puis-je me permettre une question personnelle ?
— Je vous en prie.
— Vous vous démenez contre cette maladie. Vous sacrifiez une grande part de votre vie privée, vous renoncez à faire fortune au nom de l’intérêt général. J’admire cela, Jenni, sincèrement, mais ne vous arrive-t-il jamais d’avoir des doutes ?
— Face à l’ampleur de la tâche, nous doutons de nos moyens, nous nous demandons s’ils seront suffisants — surtout avec l’urgence qui se profile. Mais sur le bien-fondé de notre mission, aucune hésitation. Si j’étais atteinte de ce genre de mal, je serais bien contente que des gens se battent pour moi. Je crois même que cette idée me ferait encore plus de bien que tous les médicaments du monde.
— Vous êtes étonnante. Je travaille rarement sur des sujets de santé publique avec une approche philanthropique. Dans l’industrie, la recherche du profit est une constante.
— Dans la santé aussi, mais parfois, les choses deviennent trop graves et il faut abandonner l’idée d’un marché commercial pour d’autres valeurs. Je crois que face à la maladie d’Alzheimer, c’est une nécessité vitale.
— Votre noblesse d’âme honore le genre humain.
Brestlow était fasciné par cette jeune femme en apparence si douce qui faisait preuve d’une telle conviction. Il demanda :
— Vous n’avez jamais l’impression d’être seule ?
— Non, je fais équipe avec Scott.
— Je pensais plutôt aux structures de santé d’aujourd’hui.
— Je ne suis pas en prise directe avec. Le docteur Kinross vous en parlerait mieux que moi. Lui se frotte au système chaque jour.
— Je trouve injuste que l’on ne vous aide pas autant que vous aidez les autres.
Jenni baissa les yeux. Clifford ajouta :
— Depuis nos premières conversations, j’ai le sentiment que cela vous pèse. Savez-vous qu’il existe des moyens de vous relaxer et d’être plus efficace ?
Jenni se sentit soudain mal à l’aise. Brestlow perçut son trouble. Son visage s’éclaira :
— Chère Jenni, pardon, je me suis mal exprimé ! Vous ne pensiez pas que j’allais vous proposer une drogue ?
Jenni le regarda dans les yeux :
— Vous parliez sans doute de camomille…
Brestlow eut un sourire renversant :
— Presque. Mais ça ne se boit pas. Jenni, savez-vous garder un secret ?
62
Après l’avoir conduite un étage plus bas, Brestlow invita Jenni à pénétrer dans sa bibliothèque. Cette pièce-là n’était pas du même style que les autres. Une densité s’en dégageait, un foisonnement qui contrastait avec le dépouillement du reste de la résidence. Des éclairages ponctuels mettaient en valeur les alignements de meubles remplis de livres. Certains ouvrages semblaient très anciens. Il flottait une légère odeur de papier et de cuir. Dans un angle, sur un modeste bureau de bois, deux volumes étaient ouverts à côté d’une feuille couverte de notes.
— Ce bureau-là est moins spectaculaire que ma version high-tech, plaisanta Brestlow. C’était celui de mon père quand il faisait ses études.
Jenni parcourut les rayonnages des yeux. Elle y reconnut quelques classiques en plusieurs langues, mais surtout de très nombreux ouvrages de référence, des dictionnaires, des encyclopédies du siècle passé.
— Si vous le souhaitez, déclara Brestlow, vous pourrez revenir ici, mais ce soir, ce n’est que la première étape de notre voyage.
Il s’approcha d’une section consacrée aux romans et tira sur la reliure de cuir repoussé d’une édition bibliophile du Comte de Monte-Cristo. Un déclic, et le meuble se décala pour laisser apparaître un passage.
— Je vous emmène vers un endroit que je ne partage avec personne. Je crois qu’il vous fera du bien. Il faudra pourtant me promettre de ne jamais en parler. Je pourrais avoir des ennuis…
— Votre confiance me touche, mais…
— Je sais ce que vous pensez, Jenni. Ou plutôt je devine ce que vous vous demandez. S’il vous plaît, faites-moi confiance.
Il lui tendit la main et l’entraîna dans l’étroit couloir secret jusqu’à un escalier métallique en colimaçon qui descendait.
— Aimez-vous l’histoire, Jenni ?
Déstabilisée par la situation et le décor, la jeune femme leva les yeux vers lui. Brestlow reprit :
— Avez-vous déjà entendu parler du Cabinet d’ambre ?
— Un salon aux murs recouverts de cette matière rarissime, dans un palais près de Saint-Pétersbourg, c’est ça ? Un chef-d’œuvre disparu pendant la Seconde Guerre mondiale.
Brestlow atteignit le bas des marches.
— Vous avez raison, Jenni, c’est un chef-d’œuvre. Et personne ne sait à quel point.
Ils étaient arrivés dans un vestibule aux parois tapissées de velours rouge sombre. Brestlow écarta un pan du tissu derrière lequel se cachait la porte qui conduisait à son trésor. Il l’ouvrit. Jenni découvrit une salle modeste mais dont les murs renvoyaient un éclat particulier aux nuances translucides allant du jaune au brun. Aucun meuble, excepté une banquette ancienne capitonnée posée au centre. Cette pièce enfouie au cœur de la montagne s’apparentait davantage à un écrin qu’à un salon. Brestlow s’effaça pour laisser entrer Jenni. Elle s’avança en tournant sur elle-même. La salle était entièrement tapissée de panneaux d’ambre marqueté. Partout, la précieuse résine fossilisée était sculptée, polie, jouant sur les camaïeux de ses couleurs chaudes. Au-delà du style chargé, Jenni sentit que l’endroit dégageait quelque chose d’extraordinaire, d’étrangement palpable.