— On l’appelait la huitième merveille du monde, expliqua Brestlow. Elle fut offerte au tsar Pierre le Grand par Frédéric Ier de Prusse en 1716. Installée au palais Catherine, elle acquit une renommée internationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les troupes allemandes la démontèrent pour la transporter à Berlin sur les ordres de Hitler. C’est alors que l’on perdit sa trace. Depuis, les experts se demandent encore si ce joyau absolu de près de sept tonnes a été détruit lors de l’incendie du château de Königsberg ou s’il est encore entreposé dans un endroit secret. Voilà quelques années, les Russes ont fabriqué une réplique. Mais sans les secrets des premiers créateurs, ce n’est qu’une pâle copie.
Brestlow passa délicatement la main sur l’une des parois :
— Caressez cette splendeur, sentez comme c’est tiède. Chaque atome de ce lieu est un miracle de la nature.
Avec précaution, Jenni posa d’abord l’extrémité de ses doigts, puis la paume. Le contact était doux, semblable à de la peau.
— Sans vouloir être indiscrète…
— Comment est-elle arrivée chez moi ? Mon père me l’a transmise. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans la débâcle allemande, quelques dignitaires nazis ont négocié leur fuite auprès d’un maréchal russe contre les vingt-neuf caisses dans lesquelles elle était entreposée. Quelques années plus tard, mon père le rencontra et lui sauva la vie dans des circonstances que j’ignore moi-même. N’ayant aucune descendance, ce maréchal lui offrit ce qu’il ne pouvait pas vendre.
— Vous n’avez jamais songé à la restituer ?
— J’étais prêt à le faire, Jenni. Jusqu’à ce que je découvre l’autre secret de cette chambre.
Il désigna la pièce d’un mouvement circulaire et reprit :
— Lors de son implantation au palais Catherine, l’installation fut supervisée par un architecte italien qui trouva judicieux d’alterner les panneaux avec des miroirs pour les adapter à la mode de l’époque et aux dimensions de la pièce préexistante. Cet homme se permit même de recouper certains panneaux et de faire sculpter d’autres armoiries dans l’épaisseur de la matière. Il ignorait ce que j’ai mis vingt ans à découvrir. Lors de mon travail sur différents brevets, j’ai appris une chose qui m’a convaincu de garder cette chambre et de la protéger. L’ambre possède des propriétés extraordinaires : les Celtes lui prêtaient des pouvoirs magiques, les Romains en tenaient contre eux lors d’épreuves importantes, les Chinois et les Grecs se sont aperçus qu’en la frottant, l’ambre attirait d’autres objets et produisait de petites étincelles. Thalès, le premier, étudia formellement ce phénomène. L’appellation grecque de l’ambre est d’ailleurs à l’origine du mot électricité. Cette chambre que beaucoup ont vue comme une luxueuse curiosité était en fait une sorte de cage aux propriétés très particulières qui a perdu son pouvoir lorsque des miroirs ont été intercalés. L’architecte, sans le savoir, a dépouillé la pièce de ses capacités en brisant la continuité de la matière. Elle est ici assemblée comme à son origine, sans aucun joint entre les différents panneaux de façon à former une enveloppe continue. Mon père et moi avons dépensé des fortunes pour remonter à ses vrais inventeurs et à leur savoir. Sans relâche, au gré des différentes découvertes sur lesquelles je travaillais, j’ai pu compléter la compréhension de cet incroyable dispositif. Mais plus que tout, j’ai pu expérimenter moi-même le pouvoir de la Chambre d’ambre.
Jenni avait cessé d’observer pour écouter son hôte.
— Cette pièce est une sorte de cocon, reprit celui-ci. L’ambre est une matière remarquablement réfractaire aux ondes. Cette pièce tout entière est un bouclier qui renvoie les ondes venues de l’extérieur tout en amplifiant celles émises à l’intérieur. Ici, vous vous entendez littéralement penser, vos émotions sont surmultipliées, vous dormez même mieux. Plus rien ne vient vous parasiter.
— Clifford, pourquoi me confiez-vous tout cela ?
— Parce que je crois que vous avez besoin de ce que cette chambre permet et parce que pour la première fois de ma vie, j’ai envie de le partager. Je vous propose de rester dormir ici, cette nuit, seule. Aucune onde ne doit venir troubler les vôtres, pas même celle de l’homme qui rêve de tout vous offrir. Ce que nous partagerons ensuite dépendra uniquement de vous.
Jenni s’approcha de Clifford et, sûre d’elle comme elle l’avait rarement été, tendit la main vers lui.
63
Scott se frictionna les épaules pour se réchauffer. Par la fenêtre, il ne voyait que des arbres nus et des buissons blanchis par le givre.
— Ne vous inquiétez pas, fit Endelbaum en vérifiant les radiateurs de la chambre, la température va vite monter. Cette aile n’est pas habitée l’hiver.
En arrivant, Scott avait eu le temps d’apercevoir une élégante demeure XIXe en brique rouge de deux étages, flanquée de deux ailes plus basses. Les multiples toits, les hautes cheminées et les fenêtres à meneaux lui donnaient un petit air de maison de campagne anglaise.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il.
— Une propriété privée que l’on nous prête. Ici vous ne risquez rien. Personne ne sait que vous êtes là et vous ne serez pas trahi. Par contre, d’après Tersen, vous ne devez en aucun cas allumer votre téléphone portable.
— Je dois pourtant joindre Jenni au plus vite.
— Vous pourrez le faire dès que nous aurons installé une ligne numérique sécurisée. Les gens qui nous aident s’en occupent. Mais il faut un peu de temps, nous ne sommes pas spécialistes de ce genre d’opération.
— Et mes malades ?
— Pour leur être utile, vous devez d’abord rester en vie. M. Hold est censé vous protéger, n’est-ce pas ?
— Vous ne le croyez pas compétent ?
— Il nous intrigue. Un homme étonnant. Vous semblez lui faire une confiance aveugle sans savoir d’où il sort. Voulez-vous que nous nous intéressions à lui ?
— Inutile. Contrairement à ce que vous pensez, je commence à très bien le connaître.
Scott étudia Endelbaum. L’homme devait avoir entre 50 et 60 ans, les cheveux courts, l’allure nette.
— Vous ne portez pas de soutane ? demanda-t-il.
Le père vint rejoindre le docteur près de la fenêtre.
— Et je ne vais pas vous appeler « mon fils » non plus, répondit-il avec un sourire. Vous savez, comme vous, je dirige un service de recherche. Quand vous vous baladez dehors, vous n’avez pas votre blouse et votre stéthoscope.
— Vous faites partie d’un ordre religieux, moi pas.
— Je fais mon métier, docteur, je le fais avec foi et dans une certaine vision du monde, mais je fais mon métier.
— Nous ne faisons pas le même, répondit Scott. Aucun chercheur digne de ce nom n’oserait repousser la théorie de l’évolution au profit d’un conte de fées autour de la Création. Aucun médecin n’empêcherait une transfusion au nom d’un dogme archaïque et cruel.
Endelbaum secoua la tête doucement et répondit d’une voix calme :
— Il y a de la provocation dans vos propos. Vous traversez une période difficile et je ne vous en tiens pas rigueur. Certaines erreurs sont commises, et les cas dont vous parlez ne sont pas le fait de chercheurs mais de fanatiques. Je suppose que vous n’approuvez pas les expériences douteuses ou les compromissions dont font preuve certains de vos collègues. Ne nous renvoyez donc pas à l’image sensationnelle où cette époque nous enferme. Ceux que vous appelez les religieux ont inventé la plupart des outils dont vous vous servez aujourd’hui, sans parler de la fondation des universités dont beaucoup d’entre vous sortent diplômés. Ils ne l’ont pas fait pour Dieu, ils l’ont fait en son nom pour le salut de tous les hommes, habités par des valeurs que la modernité méprise. Je ne crois pas à l’opposition des laïcs et des croyants, docteur, je suis convaincu que partout des gens se battent pour des causes et d’autres pour des intérêts. N’allez pas croire que les ordres religieux, quels qu’ils soient, existent depuis des siècles uniquement pour cacher que le Christ a eu un enfant ou que les cryptes de Jérusalem renferment la pierre philosophale. Il y aura toujours des imbéciles pour nous coller leurs fantasmes sur le dos. Mais cela ne change rien à une réalité qui leur échappe. Nous existons et nous agissons parce que nous croyons à quelque chose. C’est aussi votre cas, je crois.