— Vous vous méfiez d’eux ?
— Pas vous ? répliqua Scott.
— S’ils ne nous avaient pas cachés dans leur voiture, nous ne serions jamais sortis vivants de l’hôpital. Depuis, nous sommes en sécurité. Vingt-quatre heures sans un coup de feu, sans menaces. Trois repas chauds sans tomber raide mort à la première bouchée. Par les temps qui courent, c’est une performance.
— Il va pourtant falloir sortir la tête du terrier. Je dois parler à Jenni. Il faut l’avertir de ce qui se passe ici, et puis je veux suivre mes patients. Au fait, comment va M. Greenholm ?
— Il récupère. Votre pronostic était juste, l’air frais lui fait l’effet d’un coup de fouet. Il râle de nouveau, c’est bon signe. Il pose aussi des questions sur les dégâts à Glenbield. Il parle d’y retourner.
Leurs pas les conduisirent au pied d’un étroit pont de pierre. En contrebas, la rivière coulait paisiblement entre les langues de glace accrochées aux berges. Hold regarda autour de lui, comme s’il découvrait le paysage :
— On devrait rentrer.
En revenant vers la maison, Kinross remarqua qu’un jeune homme les observait à travers les fenêtres du salon. Hold venait juste de retourner à la salle des ordinateurs lorsque l’observateur vint trouver Kinross.
— Bonjour, docteur. Je m’appelle Thomas Schenkel. C’est moi qui…
— Le père Endelbaum m’a parlé de vous, le coupa Kinross en lui serrant la main.
— Docteur, si vous acceptez, j’aimerais beaucoup vous poser quelques questions. Ce serait une chance pour moi.
— J’en ai quelques-unes à vous poser aussi, répondit Scott. Alors, allons-y.
Scott et Schenkel s’installèrent dans une chambre inoccupée à l’étage. Le jeune homme ne quittait pas le neurologue des yeux, au point de le gêner. Il n’était pas encore assis qu’il commença :
— Il y a quelques mois, dans The Lancet, vous avez déclaré que la définition même des démences devait absolument rester ouverte sous peine de diminuer les chances de les comprendre. Vous disiez que 80 % des symptômes sont communs à plus de soixante pathologies répertoriées et qu’il serait raisonnable de les envisager dans leur globalité sans que chacun se cramponne à sa découverte ou à une définition restrictive. Cela recoupe ce que j’ai constaté. C’est une erreur d’enfermer les pathologies dans des petites cases.
— Vous avez une expérience à ce sujet ?
— En fait, je travaille dans un centre de soins. Nous utilisons des méthodes alternatives. Nous testons des moyens comme l’hypnose ou certains régimes alimentaires. Mais notre champ d’étude se définit en fonction des patients que nous recevons.
— Vous ne vous consacrez pas à une maladie en particulier mais aux gens que l’on vous confie ?
— Exactement, docteur.
— Et comment les patients arrivent-ils chez vous ?
— Le plus souvent, nous les accueillons parce que personne d’autre n’en veut. Ils sont hors norme et les services classiques n’arrivent pas à diagnostiquer ce dont ils sont atteints. Ils sont en général catalogués un peu rapidement comme fous, sans autre précision.
— C’était le cas du jeune homme qui a eu ces transes ?
— Devdan nous a été envoyé par un hôpital psy qui ne savait plus quoi en faire. Eux parlaient de perte de facultés cognitives. S’il avait eu quarante ans de plus, je pense qu’ils l’auraient déclaré Alzheimer. À mes yeux, ce diagnostic est souvent abusif. Alzheimer est à l’esprit ce que le cancer fut longtemps au corps. Pendant des années, lorsque l’on ne savait pas ce dont souffrait un malade, on lui trouvait un cancer.
Kinross se redressa. Il commençait à trouver les raisonnements de ce garçon très intéressants.
— Vous devez avoir une vision atypique de ces maladies, commenta-t-il.
— Nous sommes souvent confrontés à des cas extrêmes.
— En avez-vous tiré des réflexions ou des résultats ?
— Le seul point que nous ayons acquis avec certitude, c’est que beaucoup de choses nous échappent. Nous sommes sans arrêt face à des paradoxes, à des phénomènes inexplicables. Quand je vois ces gens qui ont oublié leur nom et qui vous font des divisions à huit chiffres de tête, ou ceux qui ont perdu l’esprit et qui peuvent vous décrire avec une précision photographique un lieu où ils sont allés des années plus tôt… Il y a de quoi se poser des questions sur notre cerveau, vous ne trouvez pas ?
— Je suis bien d’accord. Le père Endelbaum m’expliquait que vous aviez présenté un mémoire. De quoi s’agissait-il ?
— En fait, il y a trois ans, j’ai assisté à la réunion d’un groupe de travail qui a littéralement changé ma façon d’envisager la structure mentale de notre espèce. J’ai décidé de suivre leurs travaux. Nous organisons souvent, avec des représentants d’autres courants religieux, des rencontres autour de sujets au croisement du sociologique, du philosophique et du spirituel.
— Quel était le thème de celle-là ?
— « Pourquoi l’homme se coupe-t-il de son âme ? ».
— Excellent pour un devoir de philo…
— Autour de la table, il y avait des chrétiens, des musulmans, des juifs, des bouddhistes et des athées. Durant les trois premières réunions, les discussions se sont orientées vers des analyses du concept d’âme et de la place qu’il tient dans notre nature. Tous s’accordaient sur le fait qu’après une première phase de développement matériel, chaque civilisation en son temps avait entamé une ère plus spirituelle. Mais l’évolution est toujours la même. À la faveur d’un monde de plus en plus global, les différentes civilisations se sont progressivement rejointes, nivelant les différences. Parallèlement, la science a réussi ce qu’aucune religion n’est parvenue à faire : les progrès ont unifié le monde bien plus efficacement que les croyances. On partage les technologies, pas la foi. Du coup, au milieu du XXe siècle, la science a pris le pas sur les religions et toutes ont commencé à décliner.
— Vous le déplorez ?
— Je déplore l’obscurantisme, docteur, aussi bien dans les religions que dans les sciences. Ce groupe de travail avait mis des mois à synthétiser quelques vérités de haute volée, mais les conclusions étaient, à mon goût, trop éloignées du concret de la vie. J’ai malgré tout continué à suivre leurs travaux et j’ai bien fait parce que cela s’est avéré passionnant. Sous l’impulsion des athées, ils sont revenus à une approche à hauteur d’homme. Loin des grands principes analytiques, ils ont replacé l’individu au centre de leurs raisonnements. Ils sont partis du constat que, en pourcentage, le nombre de patients atteints de démences et de dysfonctionnements psychiques divers n’a pas cessé d’augmenter durant le dernier siècle. Ce phénomène est contemporain à l’avènement de la science. Partout sur la Terre, ces maladies prolifèrent. On pointe le vieillissement, la pollution, le stress. La science n’est pas coupable en tant que telle, mais les intervenants se sont alors demandé si le recul de la religion n’y était pas pour quelque chose.
— Vous prêchez pour votre paroisse…
— Non, docteur. Cela pose simplement une interrogation essentielle : qu’est-ce que la religion apporte aux gens, que notre époque leur a retiré ?
L’esprit de Kinross était en éveil.
— Poursuivez.
— Il fallait se poser cette question au-delà de tous les particularismes religieux. Qu’est-ce que les cultes, d’où qu’ils proviennent, passés ou présents, juifs, bouddhistes, musulmans ou chrétiens ont en commun, réellement, quotidiennement ?
— Dieu ?
— Bien sûr, docteur, mais peu d’entre nous le rencontrent tous les jours… Je vous parle d’une réalité tangible, qui influence notre façon d’être, qui façonne nos jours. Il leur a fallu du temps, mais ils ont trouvé trois éléments fondamentaux. Trois points qui, par-delà le temps et l’espace, sont communs à tous les cultes. Le premier concerne le lieu : tous se déroulent dans des endroits calmes, silencieux, où l’on se trouve isolé du quotidien. Le second concerne l’obligation de s’interroger sur ses propres actes sous le regard d’une autorité supérieure — appelez ça l’examen de conscience ou la méditation, mais cette approche est à chaque fois présente. Et le troisième est la prière, la demande, le souhait. Quelle que soit la religion, quelle que soit la période ou la langue, vous rencontrez toujours ces trois éléments. Et notre époque nous les a effectivement retirés. Plus le temps de penser, plus de capacité à s’isoler, plus d’autorité supérieure cohérente, il y a toujours une voix pour vous dire que vous avez bien agi pendant que l’autre vous condamne. Toujours un téléphone qui sonne, toujours une chanson à la mode, quelque chose qui vous distrait et vous empêche de penser. On a prouvé que la faculté de concentration des enfants régressait depuis deux générations. On sait aussi que ce que les personnes âgées écoutent le plus, c’est la télé. Jamais de temps pour s’interroger, pour imaginer, plus de vrais échanges ; du mouvement, du bruit mais plus aucun repère. Il y a de quoi vous rendre fou.