— Les travaux de Feilgueiras ? se tendit Thomas.
— Impossible à dire, mais ce qui est certain, c’est que Brestlow devait avoir du solide pour réussir ce troc-là. Il semble qu’il soit coutumier du fait. Sa position de conseil lui permet de suivre le marché des brevets de très près. Il est au fait de toutes les dernières technologies. Il sait exactement où ça bouge et peut anticiper les grandes tendances. Il devient alors facile de se positionner sur les marchés prometteurs. On est loin d’avoir identifié toutes ses transactions mais on en sait assez pour dire que ce type est une redoutable éminence grise de la propriété industrielle. Il est présent dans les OGM, dans l’électronique, dans la recherche spatiale, et je suis certain que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.
— Je trouve bluffant qu’un type aussi jeune ait réussi à s’imposer dans ce milieu… commenta Hold.
— Et cela nous amène au deuxième aspect, enchaîna Tersen. Nous sommes de moins en moins certains que Clifford Brestlow soit jeune. La confusion qui règne autour de sa date de naissance n’est pas une erreur. Nos contacts aux États-Unis sont à pied d’œuvre, et la première conclusion qui se dessine fait froid dans le dos : le fils n’est pas né parce que le père n’est pas mort.
— C’est impossible ! coupa Hold. On a vu des photos de lui, il doit avoir un peu plus de la quarantaine.
— Quel âge aurait le père ? interrogea Endelbaum.
— 79 ans.
Tersen joignit le bout de ses doigts et ajouta :
— Nous avons suspecté huit affairistes, nous avons resserré nos recherches sur trois, dont un Américain. Sans doute un des personnages écrans de notre homme. Drôle d’animal. Richissime, il ne s’est payé ni Ferrari ni tableaux de maîtres, mais un bloc opératoire, du matériel médical digne d’un grand hôpital, et tout l’attirail qui va avec. Nous nous sommes demandé si c’était pour des œuvres, or ce matin, nous avons eu la confirmation que tout avait été livré au Canada, dans l’Ontario. Tenez-vous bien, exactement là où habite Brestlow. Avec ce qu’il s’est offert, il peut facilement s’entretenir, et pour peu qu’il ait aussi quelques brevets avant-gardistes sur le biomédical comme il en possède dans nombre d’autres secteurs, il n’aurait aucun mal à paraître beaucoup moins que son âge…
Kinross eut l’impression qu’un poids énorme s’abattait sur ses épaules. Il regardait fixement l’écran de l’ordinateur sur lequel s’affichait une photo de Brestlow, élégant, un sourire vainqueur aux lèvres.
— Jenni est chez lui, souffla-t-il.
Avec un ton où pointait la colère, il ajouta :
— Je me fous de ce que vend ou de ce qu’achète ce type. Elle est chez lui, en ce moment même !
Un silence gêné s’installa. Scott releva les yeux, dévisagea Tersen et soudain, avec une rare violence, frappa le bureau du poing.
— Ce salopard tient Jenni ! Voilà pourquoi ils n’ont plus besoin de moi pour mes notes. Elle y est depuis plus d’une semaine !
Il pointa les papiers étalés sur le plan de travail :
— Il se sert d’elle pour déposer les brevets !
— Nous ne le laisserons pas faire.
La voix était venue de l’entrée de la pièce, grave, autoritaire. Greenholm se tenait sur le pas de la porte, appuyé sur une canne et soutenu par le garde du corps. Le vieil homme s’avança vers le bureau avec difficulté. Il fut le seul à ne pas craindre d’affronter le regard de Kinross.
— J’ai été abusé, docteur, et je me sens responsable. Le professeur Cooper et vous m’avez fait confiance. Si je dois me ruiner pour sortir Jenni de là et réparer, je n’hésiterai pas.
La rage du médecin ne retombait pas, mais il commençait à réfléchir.
— Il faut alerter la police, le consulat. Cette histoire de tempête n’est peut-être qu’un mensonge de plus. Qui sait ce qu’il est en train de faire subir à Jenni ?
73
Tracy écarta le rideau. Jenni laissa échapper une exclamation de surprise en découvrant le salon entièrement redécoré. Des centaines de bougies illuminaient la salle, les meubles avaient été retirés et seule une table dressée pour deux trônait face à l’immense baie vitrée. La lueur dorée des chandelles et les murs rehaussés de tentures suspendues comme des rideaux de théâtre conféraient à la pièce une atmosphère chaleureuse, hors du temps. À l’extérieur, de puissants projecteurs éclairaient la forêt et la neige qui tombait toujours sans faiblir. Au-delà régnaient le blanc, le froid et la nuit.
Clifford Brestlow apparut comme par magie. Tracy abandonna Jenni.
— Je vous souhaite une excellente soirée, lui glissa-t-elle avant de s’éloigner avec son chandelier.
Jenni saisit la main que Clifford lui tendait.
— C’est somptueux, dit-elle en s’avançant.
— La tempête ne durera pas toujours et je sais bien que vous repartirez vers l’Écosse. C’est peut-être notre dernier dîner, ma dernière chance de vous donner vraiment envie de revenir.
Jenni sentit son cœur accélérer. Sur une impulsion, elle porta la main au visage de Brestlow, lui caressa la joue et se pencha pour l’embrasser. Brestlow lui rendit son baiser, cependant il paraissait troublé. Peut-être n’aurait-elle pas dû se permettre ? Elle préféra ne pas laisser durer l’instant.
— Lorsque Tracy est venue me chercher avec son chandelier, lui confia-t-elle, j’ai cru que la tempête avait fait sauter le courant. Très honnêtement, je me demandais de quel tour vous alliez encore m’éblouir. C’est féerique.
— Heureux que cela vous plaise.
— J’ai honte d’être habillée comme une touriste. Il aurait fallu une robe du soir pour un décor pareil.
— Ne vous inquiétez pas. Vous êtes parfaite.
Ils prirent place autour de la table. Jenni demanda :
— Est-ce qu’il vous arrive de dîner sur le pouce, genre un morceau de fromage sur une tranche de pain ?
— C’est presque ce que nous allons faire ce soir, car les intempéries ont un peu compliqué l’approvisionnement.
Un homme apparut, au grand étonnement de Jenni. Il la salua d’un signe de tête et déposa un plateau entre eux deux. Jenni l’observa pendant qu’il leur servait un porto. Il était assez distingué et évitait son regard. Dès qu’il se fut éloigné, elle se pencha vers Clifford :
— Je croyais que vous n’étiez entouré que par de très belles jeunes femmes…
— C’est malheureusement impossible. Certaines missions exigent des hommes.
Il leva son verre :
— À vous, Jenni, à cette soirée qui compte énormément pour moi.
Jenni se joignit au toast :
— Merci, Clifford. Je suis tellement heureuse de vous avoir rencontré.
— Et moi donc. Vous avez changé ma vie, Jenni. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point.
Elle baissa les yeux.
— S’il vous plaît, ne vous détournez pas. J’aimerais tellement que vous restiez à mes côtés.
— Nous évoluons dans des mondes bien différents. Vous êtes séduisant, vous vivez dans un univers de pouvoir et d’invention. Vous utilisez sans vous en rendre compte des choses dont la plupart des humains n’osent même pas rêver.
— Cela veut dire que vous ne voulez pas de moi.
Jenni sourit :
— Ce n’est pas si simple. Vous m’attirez, Clifford, vous me fascinez. Vos moyens m’impressionnent, ce que vous faites pour notre projet aussi, mais ce qui me perturbe le plus, c’est que je n’imaginais pas qu’il puisse exister un homme tel que vous.