Jenni hocha la tête.
— Elle est la première.
— Triste privilège. Au-delà de l’ampleur du phénomène, quelque chose m’interpelle : la majorité de ces patients a développé une forme violente. Dans le cas de la maladie d’Alzheimer, plusieurs études tendent à prouver que plus le développement de la maladie est rapide, plus il est associé à des comportements extrêmes. Mais les sujets de ces études sont surtout des seniors. Est-ce que les cas dont tu parles sont plus violents parce que les sujets ont connu une évolution foudroyante ou parce que, du fait de leur relative jeunesse, ils peuvent faire davantage de dégâts ?
— J’ai du mal à raisonner. Je suis trop impressionnée par la quantité de cas que cela révèle. On retrouve des symptômes étonnamment similaires à nos pathologies. Je ne suis pas la mieux placée pour caractériser précisément ce qui a détruit ces gens. Mais d’un point de vue statistique, le problème est bel et bien là. À travers le monde, quelle que soit la forme de la maladie, les patients se multiplient de façon exponentielle. C’est un fait, chacun de nous connaît quelqu’un qui en est atteint. Le nombre de cas double tous les ans. Le vieillissement de la population ne suffit pas à expliquer les chiffres.
— Tu as une hypothèse ?
— Oui, et elle me terrifie. Tu sais, chez nous, en génétique, il existe un Graal, un truc insensé qui nous affole les neurones : les bambous.
Scott ouvrit de grands yeux.
— Les plantes ? Mais quel rapport ?
— Sur notre planète, il en existe plus de mille huit cents espèces. C’est une plante incroyable. Elle représente à elle seule 30 % de la biomasse végétale. C’est l’unique plante présente sous toutes les latitudes. C’est aussi la première qui ait repoussé après les explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.
— Où veux-tu en venir ?
— Attends, tu vas comprendre. Ce qui est fascinant, c’est que chaque fois que l’une des mille huit cents espèces fleurit, tous ses spécimens, où qu’ils se trouvent sur Terre, sont en fleur exactement au même moment. En quelques heures, partout sur le globe, tous les pieds de cette espèce fleurissent comme s’ils étaient programmés pour le faire à la même date. C’est à chaque fois du 100 %. Personne n’est capable d’expliquer ce prodige. Mais ce n’est pas le plus impressionnant. Écoute bien. Immédiatement après la floraison, l’espèce s’éteint. La totalité des pieds meurt. Nous ne savons ni expliquer, ni prévoir ce phénomène. Nous savons simplement que certains signes avant-coureurs l’annoncent et que nous sommes incapables de l’arrêter. Est-ce que tu me suis ?
— Pourquoi me parles-tu de ça maintenant ?
— Parce que je me demande si ce n’est pas ce qui est en train d’arriver à l’espèce humaine. Il y a trop de patients, de plus en plus jeunes, trop de cas qui se multiplient sans que l’âge ou les causes couramment désignées comme responsables puissent suffire à l’expliquer. Tu verrais les chiffres ! Si ce que nous avons mis au jour se confirme, c’est le signe qu’un mal de plus en plus puissant s’en prend à nous. Tu te rends compte ? Toi et moi pensions avoir découvert le moyen de mesurer l’avancement d’une maladie, mais c’était seulement la partie émergée de l’iceberg. Nous voilà face à un problème d’une autre ampleur. L’homme a cru qu’il pouvait disparaître à cause d’une guerre atomique, du réchauffement de la planète, à cause d’une pandémie ou d’une crise sanitaire, mais il est possible que tous les fléaux de la Terre se fassent griller au poteau par cette saloperie qui détruit tout ce qui fait de nous des êtres humains.
7
— Mon père, je dois vous parler.
— Si ma mémoire est bonne, nous avons rendez-vous après-demain. Vous aurez alors tout le loisir de me confier ce qui vous préoccupe.
Pour appuyer son propos, le père supérieur leva le nez de son rapport et, par-dessus ses lunettes, fixa celui qui venait de le déranger dans son bureau. Mais l’importun ne bougea pas. Pire, avec déférence mais avec une audace inhabituelle, il fit un pas en avant.
— Je suis désolé, insista-t-il, mais le jeune Devdan a eu une transe médiumnique d’une rare intensité. Je crois que c’est important.
Son supérieur poussa un soupir et posa son stylo :
— Thomas, depuis combien de temps êtes-vous parmi nous ?
— Bientôt deux ans.
— Combien nos hôtes ont-ils eu de visions, reçu de « messages » ou entendu de voix depuis tout ce temps ?
— Presque chaque semaine…
— Vous savez à quel point je suis pragmatique et ma fonction en ces murs m’a appris à accepter les faits les plus étranges. Avancer vers ce que nous ne comprenons pas est notre mission. Cependant, l’expérience m’a aussi appris qu’il ne faut pas surréagir face aux phénomènes dont nous sommes témoins.
— Vous avez raison, mon père, mais je suis moi-même assez troublé, c’est pourquoi j’ai cru utile de vous en référer immédiatement.
Le père supérieur comprit qu’il ne se débarrasserait pas du jeune homme sans l’avoir écouté. Il lui désigna le siège face à lui et croisa les doigts.
— Racontez-moi donc.
— Il s’agit d’un jeune garçon que nous avons recueilli il y a environ trois mois. Diagnostiqué dément, Devdan nous a été confié par un institut psychiatrique indien parce que les médicaments ne produisaient aucun effet sur ses crises. Ici, il n’en prend plus mais depuis plusieurs semaines, il dort très mal. Il dit que des esprits cherchent à entrer en contact avec lui. Il a le sommeil agité, il se nourrit à peine. Voilà deux jours, pendant ses heures d’étude, il s’est évanoui. C’est du moins ce que nous avons d’abord cru. Il a eu des convulsions. Le soir, il a refusé de s’endormir et depuis, lorsqu’il s’écroule de fatigue, il a des transes. Cela s’est encore produit cette nuit. Les convulsions étaient encore plus violentes, il s’est même blessé alors que nous étions pourtant trois à le maintenir.
— Qu’en disent les médecins ?
— Ils sont désemparés, d’autant qu’il a commencé à parler. Sa voix n’était plus la même. Devdan s’est mis à employer des mots étrangers et s’est exprimé dans une langue qu’il n’est pas censé connaître. L’un des frères a reconnu du portugais. Nous avons compris qu’il parlait d’un dénommé Sandman. Plus tard, avec une épouvantable précision, il a raconté comment cet homme l’aurait tué alors qu’il était sur le point de « changer l’avenir du monde » selon sa propre expression…
Le père supérieur leva la main pour l’interrompre :
— Cela ressemble à un délire.
— Non, mon père. Dans les heures qui ont suivi, j’ai pris des notes. Celui qui s’exprime à travers Devdan, un certain José, prétend être un inventeur qui a travaillé sur un type de moteur révolutionnaire. Il dit aussi avoir été assassiné par ce Sandman qui voulait s’approprier son invention. Il a donné la date de sa mort, il a tout raconté en détail.
— Et alors ?
— J’ai passé la nuit à vérifier. Tout concorde. Il existe bien un José Feilgueiras, de l’Institut Brésilien de Recherche en Sciences Physiques, qui a prolongé les travaux de Paul Pantone, un chercheur américain qui avait développé un moteur fonctionnant en partie à base d’eau. Pantone a même essayé de déposer un brevet, mais lorsqu’il a voulu exposer ses travaux, il a été subitement interné d’office. C’est alors que Feilgueiras a pris sa suite. Il aurait, semble-t-il, réussi à améliorer le procédé. Voilà sept ans, il a convoqué la presse et les spécialistes pour offrir son invention au monde, mais le jour de sa conférence, il ne s’est jamais présenté. Tout le monde a crié à l’imposture mais il n’est jamais réapparu pour s’expliquer. Personne ne l’a revu et aucune trace de ses travaux n’a été retrouvée.