De quel œil implacable tu me regardais! „Tu es petit, me disais-tu, tout petit“. C’était vrai. J’étais de petite taille et, comme la plupart des sédentaires, j’avais plus de graisse que de muscles. Etait-ce un crime? Ou même une faute? Je voyais clairement qu’à tes yeux c’était au moins un ridicule. L’amour exige de l’abandon, de la confiance. Deux êtres laissent tomber, avec leurs vêtements, leurs craintes, leurs susceptibilités, leurs pudeurs. Etendu près de toi, je me sentais jugé par une ennemie qui, ne perdant jamais le contrôle de ses sens, m’observait avec une froide lucidité. Comment aurais-je été un bon amant pour une femme que je redoutais? Comment serais-je devenu à tes côtés ce que doit être le mâle dans l’amour: un être d’instinct et d’audace, quand je ne trouvais, chez ma partenaire, que contrainte et pruderie? Tu me reproches d’avoir fui ton lit. Es-tu sûre de ne pas m’en avoir chassé?
„Tout de même“, écris-tu, „ce que j’avais fait en t’épousant était courageux…“ Mais n’as-tu pas toujours su que je triompherais assez vite de l’obscurité? Tu m’avais choisi, Thérèse, parce que tu avais trouvé en moi quelque chose de réel, de vivant, qui n’était pas commun chez les tiens. Peut-être aussi parce que tu m’avais senti vulnérable et que blesser est ton plus vif, ton seul plaisir… J’ai grand-peine à me souvenir de l’homme que j’étais au temps où je t’ai connue. Un homme assez rare, me semble-t-il, qui avait foi en ses idées, en son génie… Cet homme, tu as tout fait pour le tuer. Alors que je me croyais heureux, tu m’as assassiné de pitié. Quelle chose étrange! Tu m’avais épousé pour ma force et c’est contre cette force que tu t’es acharnée. Mais il ne faut chercher en tes actions rien de logique, ni de conscient. Tu es, comme tant de femmes, une malheureuse, esclave de tes organes et de tes nerfs, faussée par un drame d’adolescence, et furieuse de son échec. Tant que tu as vécu avec tes parents, c’est sur eux que s’est acharnée cette haine diffuse qui est en toi; depuis le jour où je suis devenu ton seul compagnon, c’est moi que tu as persécuté.
„Fureur toute neuve“, diras-tu. „Réquisitoire improvisé pour répondre à ma lettre!..“
Et tu montreras triomphalement mon livre, ce passage surtout que tu as si soigneusement noté: „Ma femme était fidèle, modeste, intelligente…“ Garde-toi, Thérèse, de croire sans réserves à ce témoignage trop indulgent. Puisque tu me forces en mes dernières défenses[73], puisque tu me contrains à employer toutes les armes, j’avouerai que cette phrase fut un mensonge. Un mensonge conscient. J’ai voulu paraître généreux. J’ai eu tort. Toute hypocrisie gâte une œuvre d’art. J’aurais dû décrire avec une impitoyable dureté le monstre que tu es, le mal que tu m’as fait.
„Fidèle“?.. J’ai su, bien avant de te quitter que tu avais cessé de l’être. Mais pourquoi l’aurais-je écrit dans un texte public? Pourquoi t’aurais-je donné, à mes dépens, le prestige de l’inconstance? „Modeste“? Tu as un orgueil infernal et le désir de dominer, d’éblouir, explique la plupart de tes actions. „Intelligente“ ?.. Oui, beaucoup de gens pensent maintenant que tu es intelligente. Et en effet tu l’es devenue. Mais sais-tu pourquoi? Parce que je t’ai modelée. Parce que durant vingt années, tu as reçu de moi tout ce qui te manquait: des idées, des connaissances, un vocabulaire. Aujourd’hui même, après cette longue séparation, tu vis du souffle que tu m’as pris et cette lettre, par laquelle tu pensais m’achever, c’est à moi encore qu’elle doit ce qu’elle a de vigueur.
Vanité? Non, fierté. J’ai besoin de me répéter que je crois en moi pour me délivrer de tes maléfices. Je ne veux pas reprendre ta lettre point par point. Ce serait jouer ton propre jeu que de m’infliger ces inutiles souffrances. Encore un mot pourtant. „Je ris amèrement“, dis-tu, „quand les journaux parlent de ta force… Je n’ai jamais rencontré un homme, plus faible que toi“. Tu sais très bien, Thérèse, que tu m’attaques là sur deux plans différents que tu affectes de confondre. Tu n’en as pas le droit. Ce que fut mon caractère, dans mes rapports avec toi, ne regarde que nous. Je crois maintenant comme toi que, dans cette lutte, je fus trop faible. C’était par pitié, mais la pitié n’est pas toujours pure de lâcheté. Seulement tu feins aussi de ne pas savoir qu’un homme peut être faible dans la vie temporelle et créer pourtant une œuvre forte. Et même que, bien souvent, c’est parce qu’il fut faible dans sa vie que son œuvre est robuste. Ce que les jeunes hommes voient dans cette œuvre, sois assurée, Thérèse, que cela s’y trouve. Et à y mieux réfléchir, si tu m’as fait beaucoup souffrir, peut-être de ces souffrances devrais-je, apaisé, te rendre grâces. Je dois à ta haine fidèle une part immense de ce que je puis être.
Tu es, toi, avant tout, une destructrice. C’est la forme qu’a prise en toi la rancune. Parce que tu n’es pas heureuse, tu hais le bonheur. Parce que tu n’es pas sensuelle, tu méprises la volupté. Le dépit fait de toi une observatrice pénétrante et passionnée. Comme ces rayons qui décèlent, dans une énorme pièce de fer, la paille qui en menace la solidité, tu vas droit, dans un être humain, à son point faible. Tu vois la paille dans toutes les vertus.C’est un don remarquable, Thérèse, mais c’est aussi un don maudit. Car tu oublies que des vertus sont des réalités et que les poutres de fer résistent au temps. Ces faiblesses que tu montres en moi si cruellement, elles existent, je le sais; tu as vu clair, avec une singulière acuité. Mais elles existent noyées dans une masse si lourde et si résistante qu’aucune force humaine ne pourrait la briser. Toi-même, tu y a échoué et à ton règne néfaste mon œuvre et mon âme ont survécu.
„Quelle femme“, écris-tu, „pourrait être heureuse avec toi?“ Je veux que tu saches que, moi aussi, depuis notre divorce, j’ai trouvé l’amour. Avec une épouse simple et bonne, je connais enfin la paix. Je devine ton sourire: „Oui, mais elle?..“ Si tu voyais Nadine un seul instant, tu ne douterais plus de son bonheur. Toutes les femmes n’ont pas besoin, comme toi, de tuer pour vivre. Qui détruis-tu maintenant?
Paris, le 2 février 1937.
Vous serez peut-être surprise, Madame, en recevant une lettre de moi. La légende nous veut ennemies[74]. J’ignore quels sont là-dessus vos sentiments. Pour mon compte, non seulement je ne vous hais pas, mais j’éprouve plutôt à votre égard une involontaire sympathie. Si vous avez jadis, au moment de votre divorce, été pendant quelques mois l’Adversaire, celle qu’il eût fallu à tout prix chasser du cœur de l’homme que j’avais choisi, vous êtes devenue très vite, après mon mariage, comme une compagne invisible. Les femmes de Barbe-Bleue[75] se rencontrent sans doute, à demi mortes, dans la mémoire de leur commun époux. Malgré lui, Jérôme me parlait de vous. J’essayais d’imaginer votre attitude devant ce caractère étrange, si difficile, et souvent je pensais que votre dureté avait été plus adroite que ma patience.
74
La légende nous veut ennemies. — L’opinion la plus répandue veut nous faire passer pour ennemies.