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2e P.—S. — Je suis mal renseignée sur la liaison de Jérôme avec Mme de Verniez. En savez-vous plus que moi? Il parlait sans cesse de vous mais, sur cette aventure de jeunesse, fut toujours discret, fermé, réticent. Est-il exact que Mme de V. l’ai rejoint à Modane[78] en 1907 et ait fait avec lui tout le voyage d’Italie?

La grand-mère paternelle de Jérôme s’appelait-elle Hortense, ou Mélanie?

IV
Thérèse à Nadine

Evreux, le 4 février 1937.

Madame,

A mon bien vif regret, je ne puis vous être d’aucun secours. J’ai en effet décidé de publier moi-même une Vie de Jérôme Vence. Sans doute vous êtes sa veuve, vous portez son nom et, pour cette raison, un court volume de souvenirs signé de vous sera bien accueilli. Mais entre nous la franchise s’impose; avouons donc, Madame, que vous avez fort peu connu Jérôme. Vous l’avez épousé en un temps où déjà il était illustre et où sa vie publique débordait sur sa vie privée. J’ai assisté, moi, à la formation de l’écrivain et à la naissance de la légende[79], et vous-même voulez bien reconnaître que le meilleur de son œuvre a été composé près de moi, ou en souvenir de moi.

Ajoutez que, sans mes documents, aucune biographie sérieuse de Jérôme ne peut être écrite. J’ai deux mille lettres de lui, deux mille lettres d’amour, et de haine, sans compter mes réponses, dont j’ai conservé les brouillons. Pendant vingt ans, j’ai découpé tous les articles parus sur lui ou sur ses livres, classé les lettres de ses amis et celles des admirateurs inconnus. Je possède tous les discours de Jérôme, ses conférences, ses articles. L’Administrateur de la Bibliothèque Nationale, qui vient d’inventorier ces richesses, car je compte les léguer à l’Etat, m’a dit: „C’est une collection incomparable“. Un exemple: vous me demandez le prénom d’une aïeule bordelaise. J’ai, moi, tout un dossier sur cette Hortense-Pauline-Mélanie Vence, comme sur chacun des ancêtres de Jérôme.

Il aimait à se dire „un homme du peuple“. Ce n’est pas vrai. A la fin du XVIIIe siècle, les Vence étaient propriétaires d’un petit domaine en Périgord[80], et fort à leur aise; les grands-parents maternels de Jérôme arrondissaient une centaine d’hectares du côté de Mérignac[81]. Son grand-père, sous Louis-Philippe, avait été maire de son village et un de ses grands-oncles Jésuite[82]. Dans le pays tout le monde tenait les Vence pour des bourgeois cossus. Je me propose de le révéler. Non que je veuille souligner le snobisme[83] à rebours qui était l’une des faiblesses du pauvre Jérôme. Je compte nie montrer impartiale, et même indulgente. Mais je tiens aussi à être exacte. C’était là, Madame, le moindre défaut du grand homme que nous avons toutes deux aimé, et jugé.

En ce qui vous concerne, je ne serai certes pas moins généreuse que vous n’avez vous-même le désir de l’être à mon égard. Pourquoi nous déchirer l’une l’autre? Que vous ayez été la maîtresse de Jérôme avant votre mariage, les lettres que j’ai entre les mains le prouvent; je me garderai de les citer. J’ai horreur du scandale, pour les autres comme pour moi-même. D’ailleurs quels que soient mes griefs contre Jérôme, je reste fidèle admiratrice de son œuvre et je la servirai de mon mieux, avec une abnégation totale. Peut-être serait-il souhaitable, puisque nos deux livres paraîtront à peu près en même temps, que chacune de nous communique à l’autre des épreuves[84]. Nous éviterons ainsi des contradictions qui, aux critiques, pourraient sembler suspectes.

Sur la vieillesse de Jérôme, sur sa déchéance après la première attaque d’apoplexie, vous en savez plus que moi. C’est là un aspect de sa vie que je vous abandonne. J’ai l’intention de terminer mon livre au moment de notre séparation. (A quoi bon évoquer les querelles qui suivirent?) Mais, dans un épilogue, je raconterai très brièvement votre mariage, puis le mien, et dirai comment j’ai appris la mort de Jérôme en Amérique où je me trouvais avec mon second mari. Soudain, dans un Newsreel, j’ai vu sur l’écran les funérailles nationales, les dernières photographies de Jérôme, et vous, Madame, descendant d’une tribune au bras du Président du Conseil[85]. Cela peut faire une très jolie fin.

Mais vous aussi écrirez, je n’en doute pas, un petit livre charmant.

V
Madame Jérôme Vence aux Éditions du Lys

Paris, le 7 février 1937.

Je viens d’apprendre que Mme Thérèse Berger (qui fut, vous le savez, la première femme de mon mari) prépare un volume de souvenirs. Il nous faudra, pour la devancer, publier le nôtre dès la rentrée. Vous aurez mon manuscrit le 15 juillet. J’ai été heureuse d’apprendre que des options[86] ont été demandées pour les Etats-Unis et le Brésil.

VI
Thérèse à Nadine

Evreux, le 9 décembre 1937.

Madame,

A la suite du succès de mon livre en Amérique (il a été choisi par le Book of the Month Club)[87], je viens de recevoir de Hollywood deux longs câbles au sujet desquels mon devoir est de vous consulter. Un agent me propose, au nom d’un des plus grands producteurs, de mettre à l’écran une Vie de Jérôme Vence. Vous n’ignorez pas que Jérôme est très populaire aux Etats-Unis, parmi les intellectuels libéraux, et que les Messages y sont des classiques. Cette popularité même et le caractère quasi apostolique qu’a pris là-bas la figure de notre mari font que le producteur souhaite donner à son film un caractère émouvant et noble. Certaines de ses exigences m’ont d’abord fait bondir. A y mieux réfléchir, il m’a semblé qu’aucun sacrifice ne serait trop grand si nous pouvons assurer à Jérôme, auprès des masses, la consécration universelle que, seul en notre temps, confère le cinéma. Nous le connaissions assez toutes deux pour savoir que telle eût été sa réaction et que la vérité historique fut toujours le cadet de ses soucis lorsque sa gloire était en jeu.

Voici les trois points les plus épineux:

a) Hollywood tient à ce que Jérôme ait été un homme du peuple, d’une extrême pauvreté, et souhaite peindre ses premières luttes contre la misère sous un jour tragique. C’est faux, nous le savons, mais après tout c’était la version qui plaisait à Jérôme lui-même, et nous n’avons aucune raison de nous montrer là-dessus plus exigeantes que le héros.

b) Hollywood veut que Jérôme ait, au moment de l’Affaire Dreyfus[88], pris parti avec violence et mis en jeu toute sa carrière. C’est historiquement inexact, et chronologiquement impossible, mais ne peut nuire en rien à sa mémoire, bien au contraire.

c) Enfin, et c’est ici le plus difficile, Hollywood considère comme très maladroit de mettre deux femmes dans la vie de Jérôme. Son premier mariage ayant été un mariage d’amour (rendu particulièrement romanesque par le conflit avec ma famille), l’esthétique particulière du cinéma exige que ce mariage soit heureux. Le producteur me demande donc l’autorisation de „fondre“ les deux femmes, c’est-à-dire vous et moi, en une seule. Il utiliserait pour la fin du film, les renseignements donnés dans votre livre, mais en m’attribuant votre attitude au temps de la maladie et de la mort.

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78

Modane — ville de France, près de l’Italie.

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79

la naissance de la légende — la naissance de sa gloire.

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80

Périgord — partie de la Guyenne, province de France d’après l’ancienne division administrative (jusqu’en 1789).

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81

Mérignac — banlieue de Bordeaux.

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82

Louis-Philippe (1773–1848) — roi de France dès 1830; Jésuite — membre de l’ordre religieux Société ile Jésus.

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83

snobisme (m) — vanité qui consiste à afficher une origine aristocratique, des goûts raffinés et à la mode, etc.

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84

épreuves (f pl) — Корректура.

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85

Newsreel [' nju: zri: l] (angl.) — film documental; Président du Conseil — premier-ministre.

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86

optionici: droit de publication.

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87

il a été choisi par le Book of tlie Month Club [' buk əv ðə mʌnƟ 'klʌb] (angl.) — il a reçu le prix du «meilleur livre du mois».

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88

Affaire Dreyfus — procès d’Alfred Dreyfus (1859–1935), officier français d’origine juive, faussement accusé d’espionnage en 1894, condamné à la prison perpétuelle et réhabilité en 1906. Ce procès fut pendant plusieurs années le prétexte d’une lutte acharnée entre les milieux progressistes qui proclamaient l’innocence de Dreyfus et les milieux réactionnaires et nationalistes.