Выбрать главу

— Faisons le contraire. Prenez un taxi à votre porte et passez me prendre. J’attendrai devant la maison.

— Ce serait déjà mieux. Mais eux… croyez-vous qu’ils approuveraient?

— Pourquoi non? Nous allons remplir un même devoir de piété, d’amour…

— Laissez-moi réfléchir. En tout cas je n’accepterai pas de vous laisser payer le taxi.

— Cela n’est pas une difficulté, nous partagerons les frais, si vous y tenez.

— Nous verrons, dit-elle. Me voici arrivée.

Elle ôta son gant pour lui tendre une main aux doigts longs, très blanche, avec un anneau.

Le jeudi suivant, ils vinrent au cimetière chacun de son côté, mais à la sortie sans s’être concertés, ils allèrent ensemble jusqu’à la station et prirent le même taxi. Pendant le trajet elle dit: „J’ai pensé à votre offre si gentille. Je crois que je peux l’accepter. C’est vrai qu’il est absurde de payer chaque semaine deux taxis. Et votre présence me fait du bien. Jeudi prochain j’irai vous prendre“.

Cela devint un rite. Elle arrivait rue de la Pompe, tenant ses fleurs sur ses genoux; il attendait sous le porche, une gerbe à la main. Le taxi s’arrêtait; Etienne montait. Ils avaient décidé de ne pas aller tout à fait jusqu’à la porte du cimetière pour que le gardien ne les vît pas arriver ensemble. Ils descendaient avant le coin et, à partir de là, avançaient à une certaine distance l’un de l’autre après s’être dit, d’un air de complicité qui contenait l’esquisse d’un sourire: „A tout à l’heure“.

Depuis qu’ils faisaient ensemble de si nombreux trajets, ils s’étaient mis à parler de toutes choses. Les fleurs avaient été un de leurs premiers sujets de conversation. Ils aimaient tous deux celles de l’été et les bouquets champêtres où l’avoine se mêlait aux bleuets. Maintenant ils composaient leurs gerbes, pour les pauvres morts sans doute, mais aussi l’un pour l’autre.

Etienne que ses devoirs de critique amenaient à lire beaucoup, dirigeait les lectures de la jeune femme, lui prêtait des livres. Quand elle les lui rendait, il était frappé par la justesse de ses jugements. Elle avait plus de sérieux que Lucile. A peine eût-il conçu cette pensée qu’il se la reprocha.

D’un commun accord ils ne quittèrent guère Paris pendant l’été, sinon pour des visites de quelques jours à leurs familles provinciales. Le bout de l’an pour Lucile[105] devait être célébré en juillet. Il fut touché de voir, dans l’église, modestement assise au dernier rang, Gabrielle Constant. Car il connaissait maintenant le prénom de la dame en noir.

— Je ne l’aime pas, lui avait-elle dit, mais c’est une tradition de famille.

En août, comme il faisait très chaud, elle se permit de porter le deuil en blanc et noir.

— Antoine n’aimait pas me voir en noir, dit-elle en manière d’explication et d’excuse.

Un soir il l’avait invitée à dîner avec lui en plein air, aux environs de Paris. Assis à une petite table, dans l’ombre, ils avaient parlé avec abandon et confiance.

— Antoine trouvait grand plaisir à dîner au Bois[106] et il est vrai que c’est charmant… Paris et la forêt mêlés… Souvent il arrivait du bureau et me disait à l’improviste: „Viens… On va au Bois…“ C’était un merveilleux mari.

— Voilà qui ne devait pas être difficile avec une femme comme vous.

— Pourquoi?

— Parce que vous avez tout, la beauté, l’esprit, un caractère excellent…

— Ne vous avancez pas trop. Vous ne me connaissez pas. Il m’est arrivé de faire au pauvre Antoine des scènes terribles.

— Vraiment. Je ne vous vois guère dans ce rôle.

Elle rit, puis se reprit et ramena sur son visage un voile de tristesse.

— Si! Pauvre Antoine… Il était d’une jalousie maladive… Moi, sûre de ma fidélité, je jouais quelquefois avec le leu… Mon mari se fâchait; je ripostais. Je regrette de l’avoir parfois irrité… Mais souvent c’était sa faute.

Soudain, pleine de remords, elle l’avait regardé avec terreur, prière et amour.

— Mon Dieu, qu’est-ce que je viens de vous dire? Oubliez-le… Cette soirée trop belle incite aux confidences, même dangereuses… J’aurais tant besoin, ajouta-t-elle avec désespoir, par un soir comme ça, qu’il fût là, près de moi…

Des larmes ruisselèrent dans l’ombre. Elle se détourna et tamponna ses yeux.

— Enfin je suis jeune, toute jeune et ma vie est finie… Je suis la plus malheureuse des femmes.

Il posa sa main sur celle de la jeune femme.

— Non, dit-il, il n’est pas vrai que tout soit fini pour vous… La vie n’est pas ainsi… Les saisons reviennent chaque année, avec leurs fleurs particulières… S’abandonner à l’obsession du passé n’est ni sain, ni sage… C’est détourner les souvenirs de leur rôle humain… Mais oui… Ils sont destinés à nous faire vivre, non à nous empêcher de vivre, à nous donner du courage et non à nous en ôter… Parce que vous et moi avons été heureusement mariés, nous savons qu’un mariage harmonieux est possible… Vous ne croyez pas?

Elle ne retira pas sa main, le regarda à travers le rideau des larmes d’un air interrogateur, puis secoua la tête.

— Non, je ne crois pas… Ce qu’il y a de triste, ce n’est pas la tristesse; ce serait que l’on puisse cesser d’être triste… Je me suis juré d’être fidèle.

— Moi aussi! répondit-il, presque farouche. La douleur est encore de l’amour.

Le maître d’hôtel arrivait pour leur faire choisir un dessert. Elle commanda des fraises au sucre, puis aiguilla la conversation vers des sujets moins personnels.

Le lendemain elle vint le chercher comme de coutume pour aller au cimetière. Ils furent l’un et l’autre gênés et contraints pendant le trajet. Un chauffeur enroué et grognon n’arrêtait pas de se plaindre des passants, des agents, du temps. Leurs méditations solitaires, devant les deux tombes, furent plus longues que les autres semaines. En quittant l’allée ils passèrent devant un tas de pierres brisées. On y voyait des fûts de colonne, des morceaux d’inscription: regrets éter…, à ma chère ép… Elle s’arrêta.

— Ce sont, dit-il, des concessions[107] qui ont cessé d’être entretenues. Lorsqu’une tombe n’a reçu aucun visiteur pendant un certain nombre d’années et qu’elle tombe en ruines, on la démolit pour faire de la place.

— Etienne, dit-elle (et c’était la première lois qu’elle l’appelait par son prénom), je trouve ça tellement triste. Ces morts qui n’ont plus personne, dont nul ne garde le souvenir et qui meurent une seconde fois.

Il prit son bras et elle se serra contre lui.

Quand ils furent dans le taxi du retour, ils parlèrent d’un livre qu’il avait promis de lui prêter et il proposa de s’arrêter chez lui, pour le chercher. Pour la première lois depuis qu’elle le connaissait, elle entra dans son appartement. Les photographies de Lucile étaient sur toutes les tables, au mur, sur le bureau.

— Sentez-vous, dit-il, que cette maison morte se ranime depuis que vous y êtes entrée?

Elle devina qu’il allait lui demander de l’épouser et pensa qu’elle ne souhaitait pas que cela se passât dans cette chambre vouée au souvenir d’une autre.

— Que faites-vous ce soir? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas de projets. Voulez-vous que nous dînions ensemble?

Elle dit oui de la tête, lui tendit sa main qu’il baisa et s’enfuit.

Seule dans la rue, elle erra quelque temps avant de rentrer chez elle. Etourdie, mais heureuse, elle s’étonnait de reprendre tant de goût à la vie.

вернуться

105

le bout de l’an pour Lucile — l’anniversaire de la mort de Lucile.

вернуться

106

Bois — Bois de Boulogne, grand parc de Paris, promenade favorite des parisiens.

вернуться

107

concession (f) — place vendue ou louée dans un cimetière.