Bien souvent la vie (ou bien l’auteur) place les personnages dans une situation qui, vue du dehors, apparaît quelque peu ridicule, paradoxale et piquante, mais à laquelle ils ont été amenés peu à peu, de façon naturelle, et dont, partant, le comique leur échappe. Maurois excelle à découvrir ces grimaces de la vie et à les étaler aux yeux du lecteur. C’est cette part du saugrenu et du paradoxal qui ajoute tant de saveur à ses biographies. Mais là ce ne sont que des épisodes passagers, tandis que dans les nouvelles le paradoxe devient le principe organisateur, l’axe de la composition (voir Le Porche Corinthien, Une Carrière et tant d’autres). Dans Myrrhine le paradoxe est souligné par la phrase: „Et dire que sans cette question de taxi Myrrhine n’eût jamais existé!“ „L’esthétique de la nouvelle me paraît tout à fait différente de celle du roman, écrit Maurois. Dans le roman, les caractères sont l’essentiel; dans la nouvelle, il faut avant tout une situation et une péripéthie assez brusque qui soit comme un retournement“. Ce „retournement“ dans sa forme la plus pure se trouve dans La Cathédrale, Irène, Fleurs de saison, où la seconde moitié du récit est diamétralement opposée à la première (comme dans Boule de suif de Maupassant que Maurois cite comme un exemple typique de ce genre).
Parfois ce revirement est placé à la fin et détruit en coup de théâtre tout ce qui a été soigneusement et éloquemment élaboré dans les pages précédentes. Ce dénouement à effet se trouve dans Thanatos Palace Hôtel, Le Testament, Raz de marée, etc. (Nous ne voulons pas préciser, pour ne pas gâter au lecteur le plaisir de l’inattendu.) „J’aime à terminer un chapitre par un trait on par un détail concret, un peu étrange, qui laisse le lecteur suspendu et surpris“.
Mais ces phrases finales ont pour l’auteur encore un autre sens auquel il lient beaucoup. „J’ai surtout écrit pour me donner à moi-même, et si je le pouvais, à mes lecteurs, quelques uns de ces moments d’émotion pure, musicale, où il semble que soudain la vie s’arrête dans une bulle enchantée et reste suspendue, un pied en l’air, comme certaines phrases de Chopin“. Et ailleurs il dit que c’est à Tchékov qu’il doit „ce goût de l’instant pur et musical“. (Maurois a toujours admiré nos grands classiques qui étaient, à ce qu’il dit, „des modèles et des maîtres selon son cœur“.) Beaucoup de ses nouvelles se terminent ainsi „le pied en l’air“. Le sentiment que suscite la dernière phrase (lourde de sens et d’émotion) ne s’éteint pas, il continue à vibrer quelque temps encore. Telle est la fin de La Carte postale, La Rentrée, et surtout de Fourmis.
Maurois aime à faire des rapprochements avec la musique. „Je fus frappé par les analogies entre les procédés de composition du l’écrivain et du musicien. Bien souvent, lorsque je ne savais comment terminer un chapitre, j’écoutais une symphonie. Là je trouvais l’écriture en contrepoint dont j’avais besoin, l’art d’opposer ou d’entrelacer les thèmes, et surtout l’art de conclure. La plupart de mes biographies sont — ou devraient être — musicales“. Si les biographies, comme il dit, sont des symphonies, les nouvelles sont de petites sonates ou des morceaux lyriques. Dans Les Violettes du mercredi les violettes sont le leitmotiv qui est introduit dès le début, comme une énigme; elles traversent en refrain le récit et, à la fin, changent pour ainsi dire de tonalité, passant en d’autres mains et avec un rôle plus triste. Dans les nouvelles à sentiments profonds et tragiques les thèmes de l’amour et de la mort se confrontent et se développent d’une façon quasi musicale: dans Thanatos la mort (mystérieuse, incertaine, mais toujours présente) est combattue par le goût de vivre, de plus en plus intense, pour triompher à la fin dans un accord saisissant et tragique.
Et, enfin, l’étrange Escale, où résonne le son de l’orgue dans une église nocturne — nouvelle qui fait contraste avec tout le reste, mais qui, avec son idéal un peu vague de vie pure, de „conquête intérieure“ et d’amour pour l’humanité, traduit cependant les aspirations les plus profondes de l’auteur.
En matière de style son idéal est la simplicité et la précision. „Je cherche à m’en tenir, autant que possible, à un vocabulaire intelligible pour tous“. „Volontiers j’aurais placé, à l’entrée de ma trop longue rangée d’ouvrages, un écriteau: Interdit aux Précieuses. Car nous avons, comme le temps de Molière, nos Précieuses et leurs Trissotins qui confondent obscurité et profondeur. Je ne souhaite pas ces lecteurs-là; je ne puis que les irriter“.
La simplicité n’exclut pas la recherche subtile dans la confrontation des mots. Dans sa jeunesse, il admirait Anatole France pour la clarté et la limpidité de son style, mais aussi pour „ses adjectifs contrastés“ („elle était sordide et resplendissante“). Ces adjectifs contrastés, nous les retrouvons dans ses nouvelles: le public mûre et béat, épouse infidèle et adorée,un être prévisible et surprenant. Il se plaît aussi à unir des substantifs et des adjectifs presque incompatibles: haine fidèle, pureté dédaigneuse, adroite maladresse, odeur triste, ombre insatisfaite, familiarité laborieuse, ma difficile facilité et ainsi de suite.
C’est en gourmand qu’il choisit et place ses adjectifs. Il dit qu’il met quelquefois l’adjectif devant le substantif „soit pour des raisons d’euphonie („cette obscure clarté“ sonne mieux que „cette clarté obscure“), soit pour déplacer un accent („l’odeur d’invisibles et persistants lilas“). Ces fleurs invisibles sont senties, humées avant d’être identifiées „lilas“.
Un autre procédé stylistique fréquent chez Maurois est le contraste: „Tu te crois une victime; tu es une tortionnaire“ (Ariane). „Je n’aimais pas son cynisme; j’admirais sa verve“ (Tu es une grande artiste).
Maurois soigne son style avec une exigence minutieuse. „Je n’ai jamais bâclé un article ni un discours, moins encore un livre“. Citons encore pour conclure: „Je conserve le tenace et sans doute naïf espoir de produire encore, avant le grand silence, le livre ou la page dont je serais enfin satisfait“.
MYRRHINE
Les meilleurs écrivains de notre temps ont admiré Christian Ménétrier. Il a eu de nombreux ennemis parce que le succès en suscite toujours, et aussi parce que ce succès, pour Ménétrier, est venu tard, à un moment où confrères et critiques s’étaient habitués à le considérer comme un poète hermétique[1], digne de respect mais incapable de plaire, ce qui faisait de l’admiration pour son œuvre un sentiment honorable et inoffensif. Sa femme, Claire Ménétrier, personne ambitieuse, ardente et active, l’avait „lancé“ vers 1927, en décidant le musicien Jean-François Montel à tirer un drame lyrique de Merlin et Viviane[2], mais c’est à l’acteur Léon Laurent que nous devons la métamorphose de Christian en auteur dramatique jouable et joué. Cette histoire est peu connue et il paraît intéressant de la rappeler parce qu’elle éclaire certains aspects, assez mal étudiés, de l’imagination créatrice.
Léon Laurent, qui a eu un rôle si heureux dans la renaissance du théâtre en France entre les deux guerres, semblait à première rencontre aussi peu „cabotin“ que possible. Nullement plein de lui-même, toujours prêt à se mettre de la manière la plus désintéressée au service d’un chef-d’œuvre, il pratiquait, à la lettre, la religion du théâtre. Sa culture étonnait. Non seulement ce qu’il aimait méritait de l’être, mais j] connaissait et comprenait le plus difficile et le plus rare. Dès qu’il a dirigé sa propre troupe, il a eu le courage de monter le Prométhée d’Eschyle, les Bacchantes d’Euripide, et la Tempête de Shakespeare. Son Prospero et l’Ariel[3] d’Hélène Messière restent parmi les plus purs souvenirs de beaucoup d’entre nous. Il avait rajeuni Molière, Musset, Marivaux, tant par l’interprétation que par la mise en scène, au temps où la Comédie-Française, endormie, attendait encore qu’Edouard Bourdet la réveillât[4]. Enfin il a su découvrir, parmi les écrivains de notre temps, ceux qui étaient dignes de continuer la belle tradition du théâtre poétique. La littérature dramatique française lui doit une école, et une équipe[5].
2
tirer un drame lyrique de
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Prospero et Ariel (esprit de l’air) — personnages de la
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Marivaux, Pierre de (1688–1763) — auteur comique français; Comédie-Française ou Théâtre Français — célèbre théâtre dramatique à Paris, fondé en 1680; Bourdet, Edouard (1857–1945) — auteur dramatique français, administrateur de la Comédie-Française de 1936 à 1940.