Au bout de dix phrases déjà, Fabert et moi nous nous regardions. Il y a des arts où l’erreur est possible, où la nouveauté de la manière, de la vision, peuvent étonner et fausser le jugement, mais un écrivain se révèle en quelques mots. Or, tout de suite, le pire nous fut révélé: Chalonnes ne savait pas écrire, mais pas du tout. Encore un enfant peut-il avoir de la naïveté, du naturel. Mais Chalonnes écrivait platement, niaisement. De cet homme si fin, si averti, nous aurions attendu peut-être un excès de complication. C’était tout le contraire, un roman de midinette[194], avec un côté didactique, ennuyeux et puéril. La révélation de la nullité de la forme avait été suivie, après deux chapitres, par celle de la nullité du sujet. Nous nous regardions avec désespoir. Beltara haussait imperceptiblement les épaules et me disait des yeux: „Crois-tu!“ Fabert secouait la tête et semblait murmurer: „Est-ce possible?“ Moi, je regardais Gladys Pecks. Se rendait-elle compte, elle aussi, de la valeur réelle de ce que nous entendions? Elle avait commencé par écouter avec complaisance mais très vite s’était agitée avec inquiétude et, de temps à autre, elle me regardait d’un air interrogateur: „Mais quelle catastrophe! pensais-je. Que lui dire?“
La lecture dura plus de deux heures pendant lesquelles aucun des auditeurs n’ouvrit la bouche. C’est si pathétique un mauvais livre, et si transparent. Des intentions excellentes y paraissent avec une si enfantine maladresse. On y découvre si largement l’âme naïve de l’auteur. En écoutant Chalonnes, je m’émerveillais de trouver soudain en lui tout un univers de déceptions, de mélancolie, de sentimentalité „rentrée“[195]. Je me disais qu’il serait bien amusant d’écrire un livre dont le héros serait lui-même l’auteur d’un mauvais roman, et de donner tout entier le texte de ce roman, lequel ouvrirait sur le personnage des perspectives nouvelles et surprenantes. Chalonnes lisait et son attendrissement, sous l’épouvantable maladresse de la forme, faisait penser aux amours touchantes et ridicules d’un monstre.
Quand il eut fini, le silence se prolongea encore un instant; nous espérions que Gladys Pecks nous sauverait. Après tout, elle était chez elle et elle avait voulu cette soirée. Mais elle semblait sombre et hostile. Beltara, qui doit à son Midi natal un sang-froid héroïque, vit enfin qu’il lui fallait se dévouer et improvisa une tirade convenable. II mit notre mutisme au compte de notre émotion, remercia Mrs. Pecks, sans laquelle ce beau livre n’aurait jamais été écrit et se tournant vers moi, conclut: „Civrac sera certainement très fier de le porter à son éditeur“.
— Oh! dis-je, le mien ou un autre… Je crois que Mrs. Pecks…
— Pourquoi un autre? dit vivement Chalonnes. Non, le tien me plaît beaucoup, il est très adroit. Si tu veux te charger de la démarche, tu me feras plaisir.
— Mais certainement, mon cher, rien de plus facile.
Le silence de Mrs. Pecks devenait pénible. Elle sonna, fit apporter de l’orangeade, des petits fours. Chalonnes chercha des raison plus précises d’être heureux.
— Qu’est-ce que vous pensez du personnage d’Alice?
— Admirable, dit Beltara.
— N’est-ce pas que la scène de réconciliation est très vraie?
— C’est la meilleure, dit Beltara.
— Ah non! dit Chalonnes. Je ne crois pas que ce soit la meilleure. La meilleure, c’est peut-être la rencontre de Georgiana et de Silvio.
— Tu as raison, dit Beltara conciliant, elle est encore plus belle.
Mrs. Pecks m’emmena dans un coin.
— Je vous eu prie, me dit-elle, soyez sincère. C’est ridicule, n’est-ce pas? Tout à fait?
Je fis un signe allirmatif.
— Mais comment est-ce possible? continua-t-elle. Si j’avais pu penser… Il paraissait si intelligent.
— Mais il est très intelligent, chère Mrs. Pecks. Création et conversation sont deux domaines si différents. On peut tellement se tromper.
— No, no, dit-elle, it’s unforgivable…[196] II ne faut surtout pas qu’il publie. Après tout ce que j’ai annoncé… Il faut lui dire, n’est-ce pas, que c’est imbécile, que c’est honteux?
— Attendez, je vous en prie. Vous ne savez pas le mal que vous allez faire. Demain, seul à seul, j’essaierai. Ce soir, épargnez-le, je vous assure que c’est nécessaire.
Le lendemain, à la première tentative que je fis pour critiquer un point de détail, Chalonnes accueillit ma timide et légère observation avec une telle colère, un tel mépris, je sentis une sensibilité tellement à vif[197] que je perdis tout courage. Une expérience déjà longue m’avait enseigné la vanité de telles entreprises. Pourquoi jouer une fois de plus le Misanthrope, acte 1, scène II? Je savais que je m’attirerais le: „Et.moi je vous soutiens que mes vers sont fort bons“[198] et que je n’aurais pas la cruauté de donner la réplique. Mieux valait battre en retraite tout de suite. Je partis, son manuscrit sous le bras et allai le porter à mon éditeur à qui je le remis sans aucun commentaire, disant simplement que le livre était de Chalonnes.
— Vraiment? me dit-il. C’est le livre de Chalonnes? Mais je suis ravi de l’avoir. J’en avais beaucoup entendu parler. Je vous suis très reconnaissant, cher ami, d’avoir pensé à moi. Est-ce que vous ne croyez pas que je ferais bien de lui faire signer tout de suite un contrat de dix ans?
Je l’engageai à attendre un peu. Je conservais quelque espoir qu’il lirait le livre et le refuserait. Mais vous savez comment ces choses se passent. Mon nom, celui de Chalonnes lui suffisaient; il envoya le manuscrit à l’impression sans autre lecture et cette nouvelle consola Chalonnes de l’attitude de sa protectrice.
Mrs. Pecks avait attendu trois jours pour donner à mes démarches le temps de produire leur effet. Quand elle avait connu le résultat, elle m’avait, en protestante[199] honnête et dure, sévèrement reproché ma faiblesse et avait écrit à Chalonnes une lettre sèche qu’il nous avait montrée le lendemain avec une indignation stupéfaite. Longtemps il avait cherché le motif auquel il devait attribuer un jugement aussi injuste. Il finit par s’arrêter à une idée tout à fait absurde, mais qui le dispensait d’être humilié: il imagina que Gladys Pecks s’était reconnue dans un personnage d’Anglaise un peu ridicule qui figurait dans son livre. Sur quoi il retrouva sa sérénité et ne pensa plus à elle.
Trois mois plus tard, le livre parut.
La presse ne fut pas mauvaise. Chalonnes était trop sympathique à tous pour qu’on voulût lui faire une peine inutile. Les critiques amis citèrent le livre discrètement, les autres se turent.
Mais la critique orale se fit avec une brutale rapidité. Pendant quelques jours je ne pus rencontrer personne qui ne me dît: „Et Chalonnes? Avez-vous vu ça? Ce n’est pas permis!..“ En un mois tout Paris sut, sans avoir lu, qu’il était inutile de lire. Aux devantures des libraires, les belles couvertures jaunes devinrent citron pâle, puis noircirent lentement. A la fin de l’année l’édition presque entière était revenue chez l’éditeur, qui perdait sa mise[200] et que Chalonnes accusait de l’avoir volé.
Car l’insuccès l’avait beaucoup aigri. Il divisait maintenant l’humanité en deux classes: „Ceux qui ont été bien pour mon livre“. — „Ceux qui n’ont pas été bien pour mon livre“. Cela rendait la vie sociale très difficile. Quand on voulait organiser un dîner:
— Pas celui-là, disait Chalonnes. Je ne puis le souffrir.
199
protestant