— Pourquoi? disait Fabert. Il a beaucoup d’esprit et il n’est pas méchant.
— Lui? disait Chalonnes. Il ne m’a même pas écrit pour mon livre.
Cet homme si modeste et si agréable était devenu d’une vanité insupportable. Il avait toujours dans sa poche un entrefilet élogieux, que j’avais obtenu à grand-peine, et il le lisait aux gens qu’il rencontrait. Quand un critique énumérait les romanciers de talent de notre génération il s’étonnait, de ne pas trouver son nom: „Ce Bidou[201] est un misérable!“ disait-il. Ou bien: „Je n’aurais pas cru ça de Jaloux…“[202] Bientôt, comme les fous qui, après avoir accusé tout le quartier de les persécuter, finissent par voir des ennemis en leur femmes même et en leurs enfants, il s’avisa que les Cinq n’avaient pas été vraiment bien pour son livre et il s’éloigna lentement, de nous.
Peut-être, dans un milieu nouveau, moins informé, trouvait-il encore cette confiance respectueuse et gratuite que nous lui avions si longtemps accordée. Trois fois de suite, il manqua à nos réunions. Beltara lui écrivit et ne reçut pas de réponse. Enfin il lui décidé que je serais envoyé auprès d lui comme ambassadeur des Quatre.
— Parce qu’en somme, le pauvre bougre, disions-nous, ce n’est tout de même pas sa faute s’il n’a pas de talent.
Je le trouvai chez lui et il me reçut, mais avec beaucoup de froideur.
— Non, non, me dit-il, la vérité est que les hommes sont infects et que vous ne valez pas mieux que les autres. Tant que j’ai été pour vous un conseiller, un admirateur béat, vous avez été mes amis. Dès que j’ai voulu produire moi-même, dès que toi surtout, tu as senti en moi un rival possible, tu as fait le silence autour de mon œuvre.
— Moi? lui dis-je. Si tu savais au contraire le nombre des démarches que j’ai faites pour toi…
— Oui, je sais comment on enterre les gens en ayant l’air de les encenser…
— Mais, bon Dieu, Chalonnes! Tu es tout de même trop injuste. Souviens-toi du jour où tu es venu me raconter que tu allais partir pour La Napoule, que tu voulais enfin travailler. Tu hésitais, tu n’étais pas en forme; si je t’avais retenu, tu restais. Mais je t’ai, au contraire, encouragé, félicité…
— Justement, dit-il. Et c’est ce que je ne vous pardonnerai jamais à Gladys Pecks et à toi.
Il se leva, alla vers la porte, l’ouvrit pour me montrer que l’audience était terminée et me fit sortir sur ce mot admirable:
— Vous m’avez fait gâcher ma carrière.
— Et le plus beau, dit alors Beltara, le plus beau, c’est que cela était vrai.
LE TESTAMENT
Le Château de Chardeuil ayant été acheté par un industriel que la maladie et la vieillesse contraignaient à chercher une retraite campagnarde, tout le Périgord[203] ne parla bientôt plus que du luxe et du goût avec lesquels cette maison avait été restaurée. Les jardins surtout, disait-on, étaient admirables. Un architecte et paysagiste, venu de Paris, avait barré la vallée de la Loue pour créer un lac artificiel, et fait de Chardeuil un second Versailles[204].
Les beaux jardins sont rares en cette province rustique et pauvre où la plupart des châtelains imitent les Saviniac qui font de leur parc un potager. Les parterres de Chardeuil soulevèrent jusqu’à Brive, jusqu’à Périgueux et même jusqu’à Bordeaux[205] une intense curiosité. Pourtant, lorsque après un an de travaux les nouveaux propriétaires vinrent habiter le pays, les visiteurs furent moins nombreux que l’on aurait pu s’y attendre. Le Périgord n’accueille les nouveaux venus qu’à bon escient et nul ne savait qui était cette Mme Bernin.
Elle semblait avoir à peine trente-cinq ans, alors que son mari en portait au moins soixante-cinq. Elle était assez belle, et, jusque dans cette solitude, changeait de robe trois fois par jour. Cela ne paraissait pas naturel et d’abord les châteaux pensèrent qu’elle était, non la femme de Bernin, mais sa maîtresse. Quand Mme de la Guichardie, souveraine sociale de cette région, et qui, bien qu’elle vécût en province depuis la guerre, connaissait à merveille son Paris, affirma que Mme Bernin était bien Mme Bernin et qu’elle descendait d’une modeste, mais décente famille bourgeoise, les châteaux acceptèrent cette version, car nul, sur un tel sujet, n’eût osé contredire une femme puissante et bien informée. Cependant beaucoup de familles continuèrent à professer en secret une doctrine hérétique et à penser que, si Mme Bernin s’appelait bien Mme Bernin, elle n’était pourtant qu’une maîtresse épousée sur le tard.
Gaston et Valentine Romilly, voisins les plus proches des Bernin puisque, de la colline de Preyssac, on aperçoit les tours de Chardeuil, estimèrent qu’ils avaient moins que personne ne le droit de se montrer sévères et, puisque les Bernin avaient mis des cartes à Preyssac[206] et que Mme de La Guichardie leur donnait toute licence d’être polis, ils décidèrent de rendre la visite.
Ils furent d’autant mieux reçus qu’ils étaient parmi les premiers visiteurs. Non seulement les nouveaux châtelains les retinrent jusqu’à l’heure du thé, mais ils offrirent aux Romilly de leur faire visiter la maison, les jardins, les communs. Gaston et Valentine Romilly sentirent que ces deux êtres commençaient à souffrir de posséder tant de perfection sans pouvoir la communiquer.
Bernin gardait, de sa royauté de chef d’usine[207], un ton assez autoritaire et l’habitude d’affirmer de façon tranchante ses opinions sur les sujets les moins connus de lui, mais il semblait brave homme. Valentine fut touchée par la tendresse qu’il montrait pour sa femme, petite blonde, grasse, douce et gaie. Mais Mme Romilly fut choquée quand, pendant la visite du premier étage, ayant loué la surprenante transformation en un temps si court de cette maison, admiré les salles de bains qui s’étaient nichées dans l’épaisseur des vieux murs et les ascenseurs logés dans les tourelles, elle s’entendit répondre par Mme Bernin:
— Oui, Adolphe a tenu à ce que tout fût parfait… Pour le moment, bien sûr, Chardeuil n’est pour nous qu’une maison de campagne, mais Adolphe sait que c’est ici que je compte vivre après sa mort, le plus tard possible, bien entendu et il veut que j’y sois aussi confortable que dans une maison de ville… Vous savez peut-être qu’il a, d’un premier mariage, plusieurs enfants?.. Aussi a-t-il pris ses précautions; Chardeuil a été mis à mon nom et m’appartient entièrement.
Dans un pré voisin de la maison, les bâtiments d’une ancienne ferme avaient été transformés en écuries. Gaston admira la beauté des chevaux, la tenue parfaite des harnais, les palefreniers impeccables.
— Les chevaux sont mon plus grand plaisir, dit Mme Bernin avec animation. Papa, qui avait fait son service dans les cuirassiers, mettait ses enfants en selle dès le berceau.
Elle flatta de la main une croupe brillante, puis soupira:
— Evidemment, dit-elle, ce sera une grande dépense que d’entretenir celte cavalerie… Mais Adolphe y a pensé; dans le testament, il est prévu qu’une fondation spéciale s’occupera, dans le parc de Chardeuil, de l’amélioration de la race chevaline… Ce sera tout à fait hors part[208], n’est-ce pas, Adolphe? Et de cette manière, vous comprenez, j’échapperai, sur ce chapitre, aux impôts.
Les jardins n’étaient pas encore achevés, mais déjà l’on pouvait deviner lé dessin général des parterres. De belles statues marquaient les points vers lesquels l’architecte souhaitait diriger les regards. Au milieu d’un long bassin rectangulaire, sur une île artificielle en ciment armé, des ouvriers dressaient des colonnes romantiques. Les promeneurs suivirent une longue allée de châtaigniers. Elle débouchait sur un groupe de maisonnettes, bâties dans le style des fermes périgourdines[209] et couvertes de vieilles tuiles.
203
Périgord — partie de la Guyenne, province de France d’après l’ancienne division administrative (jusqu’en 1789).
204
La Loue — rivière de France; Versailles — ville aux environs de Paris, ancienne résidence des rois de France, célèbre par ses jardins et jets d’eau.
206
les Bernin avaient mis des cartes à Preyssac — les Bernin étaient venus leur faire une visite et, ne les ayant pas trouvés chez eux, avaient laissé leurs cartes de visite.