— Je ne connaissais pas ce village, dit Valentine.
— Ce n’est pas un village, dit Mme Bernin en riant, ce sont les communs. C’est Adolphe qui a eu l’idée de les bâtir ainsi, par maisons séparées… Et vous allez voir comme c’est ingénieux, à mon point de vue, pour l’avenir: nous avons quelques couples de domestiques dévoués que je tiens à garder, même quand je serai seule… Eh bien, Adolphe léguera à chacun d’eux la maison qu’il occupe, avec une clause annulant ce legs s’il quitte mon service… De cette façon, non seulement ils sont liés à moi, mais ils se trouvent en partie payés sans que j’aie un sou à débourser… C’est une merveilleuse garantie pour moi… Et c’est hors part, naturellement… Ses enfants ne peuvent rien dire.
— Croyez-vous, Madame? Est-ce légal? demanda Gaston Romilly.
— Ah! Monsieur, vous ne connaissez pas Adolphe… Il a cherché une rédaction convenable, avec son homme d’affaires, pendant des heures. Vous ne pouvez pas imaginer combien il est plein d’attentions, avec son air d’ours… N’est-ce pas, Adolphe?
Elle passa son bras sous celui du vieillard, qui grogna tendrement. Celle promenade fut longue, car on ne fit grâce aux visiteurs ni de la ferme[210], ni de la laiterie modèle, ni du poulailler aux espèces rares où des centaines de poules merveilleusement blanches gloussaient. Quand enfin les Romilly se retrouvèrent seuls dans leur voiture, Valentine parla:
— Eh bien? demanda-t-elle. Que dis-tu de ces gens-là?
— Bernin me plaît, dit Gaston, il est bourru, trop content de lui, mais je le crois authentiquement bon… Elle est assez bizarre.
— Bizarre? dit Valentine… Je la trouve effrayante… Le testament par ci… Le testament par là… „Quand je serai seule. Le plus tard possible“… Cette conversation tenue devant un malheureux sur tout ce qui se passera au moment de sa mort!.. Vraiment c’était pénible… je ne savais que dire.
Ils restèrent assez longtemps silencieux tandis que la voiture longeait les prés brumeux et les peupliers de la vallée. Gaston, qui conduisait, surveillait la route encombrée d’enfants sortant des écoles. Enfin il dit:
— Tout de même… C’est assez raisonnable, cet ensemble de précautions qu’il a prises pour que sa femme fût parfaitement tranquille après sa mort… En l’écoutant, je pensais à nous… J’ai eu tort de ne pas faire de testament; je vais m’en occuper.
— Quelle idée, chéri!.. Elle me fait horreur!.. D’abord c’est moi qui mourrai la première.
— Pourquoi? Tu n’en sais rien. Tu es plus jeune que moi. Tu n’as aucune maladie… Moi, au contraire…
— Tais-toi… Tu es un malade imaginaire…[211] Tu te portes à merveille et d’ailleurs, si tu mourais, je ne voudrais pas te survivre… Que serait ma vie sans toi? Je me tuerais.
— Comment peux-tu dire de telles folies, Valentine? C’est absurde. Tu sais très bien que l’on ne meurt pas d’un deuil, si douloureux soit-il… Et puis tu n’a pas que moi au monde; il y a Colette, son mari… Il y a tes petits-enfants.
— Colette a fait sa vie… Elle n’a plus besoin de nous…
— Justement… C’est une raison pour que je prenne, moi, des précautions en ta faveur.
De nouveau ils se turent parce que la voiture traversait un banc de brume[212] plus épais, puis Valentine reprit, à voix très basse:
— Il est certain que, si le malheur voulait que je te survive de quelques mois, je serais plus tranquille si j’avais… oh! pas un testament… cela me paraîtrait de mauvais augure… non… Un simple papier spécifiant que Preyssac et ses terres devront, en tout cas, rester en ma possession jusqu’à ma mort. Notre gendre est très gentil, mais c’est un Saviniac… Il tient de son père… Il aime la terre… Il serait très capable de vouloir arrondir les siennes à mes dépens et de m’envoyer vivre dans une petite maison, n’importe où… Cela me serait douloureux…
— Il ne faut pas que cela soit possible, dit Gaston, un peu sombre… Je suis tout prêt à signer tous les papiers que tu voudras et même à te laisser Preyssac par testament… Seulement est-ce légal? Je veux dire: est-ce que la valeur de Preyssac n’est pas plus grande que celle de ta part?
— Un peu, mais c’est facile à régler, dit Valentine… quand tu voudras.
— Comment? dit-il. Tu as déjà posé la question à Maître[213] Passaga?
— Oh! par hasard, dit Valentine.
TU ES UNE GRANDE ARTISTE
Les sentiments que m’inspirait Robert Fabert avaient toujours été complexes. Je n’aimais pas son cynisme; j’admirais sa verve. Ses pièces m irritaient; je reconnaissais leur force dramatique. Son égoïsme me choquait; j’étais touché qu’il me prît pour confident. Sou coup de téléphone matinal, parfois interminable, m’impatientait; s’il restait trois jours sans m’appeler, il me manquait.
Ce matin-là, il fut bref et pressant:
— Mon cher, vous seriez gentil si vous abandonniez ce que vous êtes en train d’écrire et faisiez un saut jusqu’ici. J’ai quelque chose de très urgent à vous dire.
— Vraiment, Robert, vous abusez de mon amitié et de ma patience… Trois fois par semaine, vous me réquisitionnez… le plus souvent pour des choses minuscules et vaines… Je viens de commencer un article… Laissez-moi le droit d’avoir une vie personnelle!
Après cinq minutes de discussion, je sentis que je perdrais moins de temps en y allant; il m’aurait tenu, si j’avais refusé, toute la matinée au téléphone. Il habitait alors près de chez moi. Un quart d’heure plus tard, j’entrai dans son bureau. Tout de suite il prit son ton le plus caressant. Je savais, par longue expérience, que si Fabert faisait un compliment, c’était toujours un placement[214]. Quel dividende[215] attendait-il de celui-là?
— Mon cher, dit-il, je viens de lire votre papier sur Ménétrier. C’est une merveille de pénétration, de goût, de style! Vous êtes, à la lettre, le seul critique de ce temps…
— Merci. Qu’avez-vous à me demander?
— Voici… Je ne sais si vous connaissez Mme Astier… Mme Adrien Astier.
— Vous me l’avez présentée vous-même; elle est bien belle.
— N’est-ce pas? C’est une petite bourgeoise, mais elle a un éclat, une fraîcheur, et même de l’esprit, mon cher… Bref j’en suis fou.
— Pour deux mois ou deux semaines?
— Le temps ne fait rien à l’affaire… Ce qui est certain, c’est qu’en ce moment, je ne vois plus qu’elle au monde…
Or il se présente une occasion unique de faire avec elle un voyage en Espagne… Oui… Elle a envie de voir l’Andalousie[216]; le mari, qui fait des affaires en Extrême-Orient, va être absent deux mois… Tout pourrait s’arranger au mieux de mes désirs… Mais il y a Odette… Pauvre petite Odette, je lui avais promis solennellement de passer les vacances de Pâques en famille, à Beauvallon. Voilà trois ans que je n’ai fait un séjour un peu long avec elle et les enfants… Elle va être désespérée.
— Sans doute, mais je ne vois pas pourquoi c’est à moi…
210
on ne fit grâce aux visiteurs ni de la ferme… — on ne les laissa pas partir sans avoir visité la ferme.
214
c’était toujours un placement — métaphore basée sur des termes de finance: les compliments de Fabert ne sont jamais désintéressés.