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— Pourquoi?.. Parce que vous seul, mon cher, pouvez me rendre le service de la convaincre… Odette a en vous, je le sais, une entière confiance… Si vous lui expliquez que, ma prochaine pièce se passant en Espagne…

— Vous avez besoin, pour la couleur locale, d’y amener une Française? Ah! non, je ne me charge pas d’expliquer ça… N’oubliez pas que je suis l’ami d’Odette, autant et plus que le vôtre… Si elle a, comme vous le dites et comme j’aime à le croire, confiance en moi, c’est que j’ai toujours été loyal envers elle; vous me proposez une déloyauté.

— Une déloyauté! Point du tout, mon cher… J’estime au contraire que, comme ami d’Odette, vous lui rendrez un considérable service… Réfléchissez… Supposons qu’elle n’accepte pas, qu’elle fasse un drame de cette petite fugue… Qu’arrivera-t-il? Que notre ménage se brisera… Pauvre petite Odette, elle en mourrait… Et alors, qui l’aurait assassinée? Vous…

Cet homme de théâtre savait assez bien conduire une scène. Je compris vite qu’une fois encore je ne retrouverais la paix qu’en cédant.

— Bien… Je verrai Odette, mais je ne vous promets pas de plaider votre cause… Je l’exposerai; rien de plus.

— Vous ne la combattrez pas? C’est tout ce que je vous demande… Je vais faire appeler Odette; je vous laisserai seul avec elle et vous lui parlerez librement.

J’essayai d’obtenir un délai. En vain. Fabert, comme les héros de ses drames, était avide, autoritaire. Il appuya sur un bouton, prit le téléphone et dit à sa secrétaire: „Priez. Mme Fabert de venir à mon bureau, immédiatement“. Puis il se leva et sortit. Quelques instants plus tard, Odette entra.

— Tiens! Vous êtes là, Bertrand? Quelle bonne surprise? Qu’avez-vous fait de Robert? Il vient de me faire appeler.

— Oui, chère Odette. C’était pour que nous ayons, vous et moi, une conversation.

— Une conversation? Quel est ce mystère? Robert vous a chargé pour moi d’un message?

— Exactement.

Sur quoi je m’efforçai de la préparer, avec tact, à la mauvaise nouvelle. Je dis que Robert était épuisé, que sa santé me donnait de l’inquiétude, que sa pièce n’avançait pas, qu’il avait besoin d’être seul quelques semaines dans le décor même qu’il avait choisi. Elle m’écouta d’abord en souriant, puis rit franchement.

— Aimable Bertrand! dit-elle. Quel mal il se donne pour m’annoncer, sans blesser mon malheureux cœur, que Robert souhaite faire un voyage en Espagne avec sa nouvelle conquête et qu’il me laissera seule pendant un mois.

— Comment? Vous le saviez?

— Je ne le savais pas; je le prévoyais et vos circonlocutions, cousues de câble blanc[217], ont confirmé mon attente… Heureusement! Car figurez-vous, Bertrand, que moi aussi, j’ai besoin d’un mois de liberté…

— Pour aller à Beauvallon avec vos enfants?

— Point du tout… Pour aller voir les îles grecques avec un ami très cher qui veut bien m’offrir cette croisière… Je confierai les enfants à ma mère et je jouirai tranquillement de mes vacances conjugales… Ne prenez pas cet air stupéfait et accablé, Bertrand! Vous ne me croyez pas capable d’inspirer un amour?

— Si… Bien sûr… Mais je croyais que vous aimiez Robert d’un amour malheureux et fidèle.

— Ce fut longtemps vrai et, aujourd’hui encore, je tiens à Robert… J’admire son génie, sinon son caractère… Je tolère ses caprices; j’estime que j’ai droit à des compensations… Vous ne trouvez pas?

— Heu… Oui, sans doute… Qui sera votre heureux compagnon de voyage?

— Cher Bertrand, je suis plus discrète que mon mari.

— Et que diable voulez-vous que je lui dise?

— Rien n’est plus simple. Dites-lui que le message dont vous étiez chargé m’a bouleversée; que vous m’avez adroitement consolée; que vous m’avez conseillé de faire, pour échapper à mon chagrin, une croisière en Méditerranée, peut-être avec une amie; et qu’enfin vous m’avez laissée triste, en larmes, résignée.

— Vous pensez qu’il le croira?

— Robert croit, avec une étonnante facilité, tout ce qui est flatteur pour son amour-propre.

Elle avait raison. Non seulement il accueillit bien cette réponse et ce projet, mais il me joua, sincèrement, une belle scène d’attendrissement dont sa femme était l’émouvante héroïne.

— Pauvre petite Odette! Elle est sublime! Je ne crois pas, mon cher, qu’il existe en notre temps pareil exemple d’abnégation conjugale. Pensez qu’elle va parfois jusqu’à me dire: „Parle-moi de cette femme que tu aimes. Tout ce qui te touche m’intéresse“. Tenez, je la vois très bien, pendant cette croisière en Méditerranée, allant s’asseoir, toute seule, à la proue du navire pour regarder les étoiles et penser à mon bonheur… A mon bonheur avec une autre… Vous pouvez dire ce que vous voudrez, mon cher, mais je trouve plus beau de susciter un tel sentiment que d’éveiller une jalousie passionnée.

— Mais vous êtes jaloux, dis-je.

— Furieusement.

Il demeura un instant rêveur, puis reprit:

— Cela ferait un bon débout de pièce, hein?.. La scène entre vous et moi… Celle entre Odette et vous… Ce sacrifice total, sans emphase… Naturellement, il faudrait que „votre“ personnage fût amoureux d’Odette… Il essaierait de profiter de la situation, mais se heurterait à la pureté de cette femme extraordinaire…

— Je n’ai même pas eu cotte idée.

— Je le sais bien… Vous connaissez Odette… Mais dans la pièce…

Il fit le voyage en Andalousie et Odette le voyage aux îles grecques, d’où elle revint bronzée, brillante de santé, éclatante de bonheur. Je les revis tous deux en juin. Fabert, après le déjeuner, m’emmena dans son bureau.

— Eh bien! cette pièce, je la fais, dit-il. C’est décidé.

— Quelle pièce?

— Quelle pièce!.. Mais celle dont nous avions parlé ensemble, celle qui commence par une scène avec vous au sujet d’Odette… Titre: La Victime… Le premier acte est écrit; il était d’ailleurs facile à faire. La réalité me fournissait presque tout.

— La réalité?.. Ce serait bien dangereux… J’espère que vous avez transposé?

— Naturellement… Je sais mon métier… La transposition est instinctive… J’ai fait du héros, c’est-à-dire de moi, un peintre donjuanesque[218], et de vous, que dans la pièce j’appelle Bernard, un sentimental…

— Où est la transposition? Vous êtes, en fait, donjuanesque et je suis sentimental.

— Oui, mais tous les détails matériels sont différents… Les difficultés commencent avec le second acte. Là je ne sais plus où je vais. Je pense que Bernard tentera sa chance, qu’il sera sur le point de réussir parce que Juliette (l’Odette de la pièce) voudra une revanche… Puis, au dernier moment, elle se reprendra et, malgré le ressentiment, son amour l’emportera.

— Son amour pour vous?

— Evidemment… Reste le troisième acte… Je suis encore dans le noir[219], mais il me semble qu’il faudra faire intervenir la maîtresse du héros et son mari… Ce mari préparerait une vengeance quelconque et Juliette, se jetant héroïquement entre lui et sa propre rivale… ou entre lui et le héros… sauverait celui-ci.

— Vous ne trouvez pas ça un peu mélo?[220]

— Si on le raconte, comme je viens de le faire, en trois mots, alors oui… Mais tout est dans l’exécution. Mes personnages sont modernes, parlent notre langue et agissent comme vous et moi le ferions… Le mélo, dans l’intrigue, ne me déplaît pas… C’est l’essence même du théâtre… Le dialogue sauvera tout et franchement, pour le dialogue, je ne crains personne!

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217

cousues de câble blanc — déformation ironique de l’expression «cousu de fil blanc» pour souligner toute la naïveté de cette ruse.

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218

donjuanesque — adjectif formé du nom de Don Juan, héros d’une légende espagnole et de plusieurs œuvres littéraires et musicales, fameux par ses nombreuses aventures amoureuses.

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219

je suis encore dans le noir — je ne sais pas encore ce que j’en ferai.

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220

mélo (m) — mélodrame, pièce à émotions exagérées et événements pathétiques et invraisemblables.