Il était exact que, pour le dialogue, il ne craignait personne et je le reconnus de bonne grâce. Je demandai encore:
— Et Mme Astier?
— Quelle Mme Astier?
— Celle qui vous accompagnait à Grenade et qui est à l’origine de cette pièce.
— Ah! Pépita… Oui, c’est le nom que je lui donnais parce que nous étions en Espagne… C’était une femme exquise…
— C’était?.. Qu’est-elle devenue?
— Comment le saurais-je? En ce qui me concerne, l’épisode est terminé… Elle a retrouvé Pepito, je suppose… Mais elle se survivra dans La Victime… Tiens, il faudra que je la revoie, cette pauvre Pépita, pour deux ou trois détails du rôle… Elle avait une façon si gracieuse de rejeter ses mules en se mettant au lit… Je lui demanderai de montrer le mouvement à l’actrice qui jouera le personnage.
L’été passa. Au mois d’octobre, j’appris que La Victime allait entrer en répétitions. C’était Jenny Sorbier (alors jeune et célèbre comédienne) qui devait jouer Juliette. Fabert me demandait souvent d’assister aux répétitions de ses pièces. Non qu’il me reconnût une particulière compétence, mais il pensait qu’un œil neuf découvre mieux certaines invraisemblances. Je venais volontiers, aimant le travail précis du théâtre et la familiarité laborieuse des coulisses. J’allais voir, ce jour-là, une répétition plus curieuse et plus agitée qu’aucune de celles auxquelles j’avais jusqu’alors assisté. Dans la grande salle vide, à peine éclairée, Fabert me fit asseoir à côté de lui sur un fauteuil d’orchestre.
Il semblait soucieux.
— Je ne sais pas ce qu’il y a, dit-il, ça ne marche pas… Jenny qui, d’habitude, comprend à demi-mot mes intentions, paraît cette fois rebelle… Il lui arrive même de dire faux… ce qui, chez elle, est tout à fait surprenant… Je suis embêté, mon cher… D’ailleurs vous allez voir.
Sur la scène presque nue, un acteur vint s’asseoir devant un bureau Empire[221]. C’était celui qui jouait le rôle de Fabert. Il eut une courte scène avec la secrétaire; celle-ci annonça le comédien qui m’incarnait. J’éprouvai, en l’entendant, une fort curieuse impression. Fabert s’était servi — de mes tics de langage[222] et avait indiqué à l’interprète certains de mes gestes familiers. Le dialogue me parut naturel et rapide. Puis Jenny entra eu scène. J’écoutai avec un intérêt passionné, d’abord parce que j’étais l’un des acteurs du drame original, mais surtout parce que je me demandais comment Fabert imaginait cette conversation. Je savais, moi, ce qu’elle avait été. II croyait, lui, qu’une Odette (ou plutôt une Juliette) désespérée avait fait, par amour, un sacrifice douloureux.
Telle était, en effet, la scène que Jenny attaqua devant nous: „Vous ne pouvez pas comprendre!“, disait le personnagé-Juliette, „son bonheur est mon bonheur. Son plaisir est mon plaisir…“ Cela continuait sur ce ton que Jenny, comme Fabert m’en avait averti, soutenait très mal. Deux ou trois fois, il l’interrompit pour lui demander d’y mettre plus de passion. Elle parut essayer, ne réussit pas, puis s’énerva et, sur une nouvelle observation de l’auteur, se fâcha. Elle vint à l’avant-scène, mit sa main en abat-jour pour masquer la rampe qui l’aveuglait et chercha des yeux Fabert dans la salle:
— Vous êtes là, Robert?.. Ah! oui, je vous vois… Qui est avec vous?
— Bertrand.
— Eh bien! montez tous les deux… il faut que je vous parle.
— Après la répétition, dit Fabert… Enchaînez[223].
— Non! Il n’y aura pas de répétition. Nous avons une mise au point[224] à faire, l’auteur et moi, et je ne jouerai plus avant cette nécessaire explication.
— Elle est folle! me dit Fabert, de l’air le plus convaincu.
— Pourquoi folle? Jenny est la comédienne la plus intelligente et la plus consciencieuse de Paris. Ce qu’elle veut vous dire mérite certainement d’être entendu.
— Que peut-elle avoir à dire? Elle doit jouer son rôle tel qu’il est écrit… C’est tout… Je ne suis pas un débutant qui demande conseil à ses interprètes.
Sur le plateau, Jenny s’impatientait:
— Vous venez ou vous ne venez pas?.. Parce que moi…
Je pris l’initiative de répondre:
— Nous venons.
Je poussai Fabert, grondant et grommelant, vers le petit escalier provisoire qui, pendant les répétitions, relie la scène à la salle et au sommet duquel Jenny, son rôle à la main, nous attendait.
— Alors quoi? dit Fabert… Qu’est-ce qu’il y a?
— „Il y a que je ne peux pas dire ce texte… Il y a que votre bonne femme est invraisemblable ou, en tout cas, qu’elle l’est pour moi… Je ne la comprends pas, je ne la sens pas, je ne la jouerai pas… Comment? Voici une femme à laquelle on vient annoncer, très maladroitement d’ailleurs, que son mari va partir avec une autre, qui adore ce mari et dont la seule réaction est de répondre: „Très bien… Pourvu qu’il soit content, je suis contente“. Ça n’existe pas… Enfin, voyons, Robert, Dieu sait que vous avez connu des femmes, d’innombrables femmes… En avez-vous jamais rencontré une qui soit, quand elle se sent vraiment amoureuse, ce mouton bêlant?
— Une seule, dit-il fièrement, mais c’est celle-là que je peins dans La Victime… Et en fait, cette scène que vous dites invraisemblable est une scène authentique. Pour une fois, j’ai tout emprunté à la vie et, par une heureuse rencontre, j’ai ici un témoin irréfutable: c’est Bertrand qui a été l’interlocuteur, dans une scène réelle, de la femme que vous incarnez…
Jenny se tourna vers moi:
— Alors c’est vous, dit-elle, qui êtes responsable de ces niaiseries? Vous avez entendu de telles répliques?.. Ça n’est pas possible… Ou la femme était une idiote (et alors ce n’est pas un rôle pour moi), ou elle jouait une comédie et feignait la grandeur d’Orne parce qu’elle-même, de son côté, s’apprêtait à jouir glorieusement de sa liberté… En ce cas, elle redeviendrait humaine, mais ce serait une autre pièce.
J’étais placé dans une position embarrassante. Jenny avait cent fois raison; elle avait retrouvé, par intuition d’artiste, l’attitude qu’avait eue, dans la vie, la véritable Juliette. Seulement je ne pouvais le lui dire sans trahir, à la fois, Robert et Odette. Je me tus.
— Mais enfin répondez! dit Jenny. Avez-vous, oui ou non, connu cette Juliette? Et si oui, comment l’expliquez-vous?
— Oui, insista Fabert, parlez, Bertrand.
Je ne sais plus très bien ce que je répondis. Je me souviens de phrases commencées et non achevées, de vains efforts pour nuancer le personnage et pour le justifier aux yeux de Jenny, sans le compromettre aux yeux de Fabert. Le tout ne fut certainement pas convaincant car Jenny, triomphante, s’écria:
— Eh bien! vous voyez!.. Bertrand ne croit pas plus que moi à la pureté, à la résignation de Juliette…
— Je ne dis pas cela.
— Vous n’osez pas le dire, mais vous le laissez si clairement entendre…
Depuis un instant, Fabert s’était écarté de nous. Je le regardai et son aspect m’effraya. Il allait, arpentant la scène, du côté cour au côté jardin[225], en secouant la tête avec violence, tantôt passant les mains dans sa crinière léonine et tantôt se rongeant les ongles avec fureur. Soudain il vint vers moi, les bras tendus, l’index en avant, les yeux menaçants.
— J’ai compris! dit-il. Jenny dit la vérité. Vous avez menti. Je me suis conduit comme un enfant. Je me suis adressé à l’amant d’Odette pour une démarche que seul pouvait faire un ami. Car je vous croyais mon ami…
221
bureau Empire — bureau style Empire, c’est-à-dire du style de l’art français du temps de Napoléon I; il est caractérisé par des formes monumentales et sévères et par l’imitation de l’antiquité.
222
tic
225
côté cour — côté gauche de la scène du point de vue de l’acteur; côté jardin — côté droit.