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J’ai dit qu’à première rencontre on ne le prenait pas pour un acteur. C’est exact; le ton, la manière, le vocabulaire évoquaient plutôt un jeune professeur ou peut-être un médecin. Mais cette impression était brève. Il suffisait de le voir jouer cinq minutes pour reconnaître en lui un grand comédien, d’une incroyable variété de registres, aussi capable de composer avec dignité l’Auguste de Cinna que de rendre parfaitement plaisant l’Abbé de Il ne faut jurer de rien, ou tragiquement bouffon le Basile du Barbier de Séville[6].

Christian Ménétrier l’admirait, allait le voir dans chacun de ses rôles, mais ne fût probablement jamais entré en contacte direct avec lui, car tous deux étaient timides, si Claire Ménétrier ne s’en était mêlée. Claire partageait l’enthousiasme de son mari pour le jeu de Léon Laurent; elle souhaitait que Christian fît du théâtre; elle pensait, avec raison, que seul un acteur vraiment cultivé serait capable de l’y décider. Elle entreprit donc, délibérément, de faire entrer Léon Laurent dans leur intimité; elle y réussit. Claire, avec son teint pâle et ses yeux d’aige marine, demeurait fort belle et la beauté féminine avait toujours ému Léon Laurent. D’ailleurs, dès que les deux hommes se connurent, ils trouvèrent un constant plaisir à „parler théâtre“. Christian avait sur ce sujet beaucoup d’idées et la plupart d’entre elles coïncidaient avec celles de l’acteur-directeur[7].

— La grande erreur des réalistes, disait Christian, est d’avoir voulu imiter en scène le langage quotidien… C’est exactement ce que le spectateur ne cherche pas au théâtre. Il ne faut jamais oublier que le drame, à l’origine, fut une cérémonie, que les cortèges, les entrées, les chœurs y tenaient une place importante… Et même dans la comédie… On nous dit que Molière observait le langage des crocheteurs du Pont-au-Change…[8] C’est possible, c’est même certain, mais il l’observait pour le styliser.

— D’accord, répondait Léon Laurent. Tout à fait d’accord. Et c’est la raison pour laquelle je voudrais, Ménétrier, que vous fissiez du théâtre… Vos couplets lyriques, vos images rares… Tout ça, en dépit des apparences, c’est, pour l’acteur, une excellente matière… Sculptez-nous des statues; nous les animerons.

Léon Laurent parlait par phrases brèves auxquelles sa belle vois prêtait de longues résonances.

— Mais je fais du théâtre, dit Christian.

— Non, mon cher!.. Non!.. Vous écrivez des poèmes dialogués, du théâtre dans un fauteuil[9], mais vous n’affrontez pas le public.

— Parce qu’on ne me joue pas.

— Dites plutôt que vous n’avez jamais cherché à être joué… Vous n’avez tenu jusqu’ici aucun compte des nécessités de la scène. Or c’est cela qui fait le théâtre… Ecrivez une pièce pour moi… Oui, mon cher, pour moi, tel que je suis… Vous verrez alors ce que sont les répétitions… Voila une école!.. Tenez, il reste en vous (et c’est à mon avis votre seul défaut) quelque chose de l’affectation du symbolisme…[10] Eh bien! dès que vos textes seront dits, vous entendrez vous-même les dissonances. La scène, c’est pour l’auteur ce qu’est pour l’orateur le disque qui lui fait entendre sa propre voix. Il y perçoit ses fautes et les corrige.

— C’est ce que je répète à Christian du matin au soir, dit Claire. Il est né pour le théâtre.

— Je ne sais pas, dit Christian.

— Essayez a.u moins une fois… Je vous le répète: écrivez une pièce pour moi.

— Mais sur quel sujet?

— Vous en avez cent, dit Léon Laurent. Comment? Chaque fois que je passe une heure avec vous, vous me racontez un premier acte, presque toujours excellent. Un sujet! Mais il vous suffit de vous asseoir à votre table et d’écrire tout ce que vous m’avez déjà dit… D’ailleurs c’est bien simple. Je m’engage, les yeux fermés, à jouer ce que vous m’apporterez.

Christian demeura un instant rêveur:

— Oui, j’ai peut-être une idée, dit-il. Vous savez combien je suis en ce moment bouleversé par les menaces de guerre, combien je m’efforce, d’ailleurs en vain, d’attirer l’attention des Français sur les desseins évidents des fous qui gouvernent l’Allemagne…

— Je lis vos articles du Figaro[11], dit Léon Laurent. Je les trouve beaux et utiles… Seulement le théâtre trop actuel, vous savez…

— Oh! je ne vous propose pas une pièce d’actualité. Non, ce à quoi je pense serait une transposition[12]. Vous vous souvenez de l’attitude des Athéniens au moment où Philippe, roi de Macédoine, réclamait son espace vital et occupait, l’une après l’autre, les petites cités de la Grèce[13]. „Attention!“ disait Démosthène aux Athéniens, „attention! Si vous n’allez pas au secours de la Tchécoslovaquie, vous serez dévorés à votre tour!“[14] Mais les Athéniens étaient confiants, frivoles, et Philippe avait une Cinquième Colonne…[15] Démosthène échoua… Puis un jour vint le tour d’Athènes… Ce serait le second acte.

— Admirable! dit Léon Laurent avec enthousiasme. Eh bien! Voilà notre sujet! Mettez-vous au travail. Tout de suite!

— Attendez, dit Christian. Il faut que je relise un certain nombre de choses. Mais je vous vois admirablement déclamant du Démosthène… Car vous joueriez Démosthène, n’est-ce pas?

— Naturellement!

Claire, ravie, les écouta jusqu’à cinq heures du matin discuter la pièce. Quand ils se séparèrent, les principales scènes étaient en place. Christian avait même trouvé la dernière réplique. Après bien des péripéties, il semblait soudain que la mort de Philippe sauvât, comme par miracle, Athènes. Mais Démosthène ne croyait pas aux miracles durables, ni qu’Athènes pût être sauvée autrement que par la volonté, le courage et la constance des Athéniens. „Oui“, disait-il, „j’entends bien… Philippe est mort… Mais comment se nomme le fils de Philippe?“ Et quelqu’un répondait: „Alexandre…“[16]

— Parfait! s’écria Léon Laurent. Parfait! Je vois déjà comment je dirai ça… Ménétrier, si vous n’avez pas écrit cette pièce dans un mois, vous n’êtes pas digne du théâtre.

Un mois plus tard, la pièce était achevée. Nous savons aujourd’hui qu’elle justifiait tous les espoirs de Claire et de Laurent. Pourtant, lorsque celui-ci, après une lecture triomphale, vint voir Ménétrier pour s’entendre avec lui sur des questions de distribution, de dates et de mise en répétitions, il parut soucieux et réticent. Christian, très sensitif comme le sont tous les artistes dès qu’il s’agit de leur œuvre, eut l’impression que l’acteur n’était plus entièrement satisfait.

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6

un comédien d’une incroyable variété de registres — un acteur qui jouait des rôles extrêmement variés; Cinna ou la Clémence d’Auguste — tragédie de Pierre Corneille; l’Abbé — personnage de II ne faut jurer de rien — comédie de Musset; Don Basile, personnage du Barbier de Séville — comédie de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

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7

acteur-directeur (m) — acteur et metteur en scène.

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8

le Pont-au-Change — pont sur la Seine.

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9

du théâtre dans un fauteuil — des pièces faites pour être lues et non jouées (Un spectacle dans un fauteuil est le titre d’un recueil de pièces de Musset).

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10

symbolisme (m) — mouvement littéraire fort répandu à la fin lu XIXe et au début du XXe siècles.

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11

Le Figaro — journal quotidien, fondé en 1854.

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12

Ce à quoi je pense serait une transposition. — Ménétrier veut transposer les problèmes politiques actuels à l’époque antique.

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13

Philippe (382–336 av. n. è.) — roi de Macédoine, père d’Alexandre le Grand; l’espace vital — terme philosophique employé par les Hitlériens pour justifier leur invasion des pays avoisinants.

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14

Démosthène (382–322 av. n. è.) — illustre orateur grec. Si vous n’allez pas au secours de la Tchécoslovaquie… — La Tchécoslovaquie fut abandonnée à Hitler par ses alliés (la France, l’Angleterre et l’Italie) en 1938. Ici les deux plans du parallèle s’entremêlent: Démosthène-Ménétrier parle de la Tchécoslovaquie (l’action se passe en 1938–1939).

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15

Cinquième Colonne (f) — service secret sur un territoire ennemi (terme moderne).

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16

Alexandre — Alexandre le Grand (356–323 av. n. è.), roi de Macédoine, qui subjugua toute la Grèce.