Il eut un éclat de son fameux rire, qui ressemblait à un hennissement, un rire de théâtre digne de Frédérick Lemaître ou de Garrick[226]. Je me mis à mon tour en colère:
— J’étais votre ami, je le suis encore, mais je suis aussi celui d’Odette… Son ami, pas son amant… Et vous le savez bien… Est-ce ma faute si vous m’avez placé dans une situation impossible?
— Donc vous avouez qu’Odette vous avait fait des confidences que vous m’avez cachées?
— Je n’avoue rien du tout; je dis seulement que ma position, entre vous deux, était difficile.
Mais déjà il ne m’écoutait plus. Il marcha vers le fond de la scène, en prononçant des mots que je ne compris pas, puis revint vers Jenny et moi, le visage détendu, presque souriant. Il plaça deux mains énormes sur les épaules de Jenny et la regarda avec une tendresse admirative.
— Tu es une grande artiste, dit-il… Très grande… Tu as compris, par ton seul instinct de comédienne, que ce que je te demandais de dire n’était ni vrai, ni vraisemblable… Et moi, qui suis aussi un grand artiste, dès que tu m’as indiqué le chemin, je l’ai suivi, contre mon sentiment, contre mon orgueil… J’ai vu, dans un éclair, la vérité… Et je vais la peindre… Ce sera très beau… Maintenant il faut refaire cette pièce et je te promets que cette fois, tu auras un rôle à fa mesure, un rôle que tu aimeras.
— J’en suis certain, dit Jenny qui semblait émue.
— Quant à vous, me dit-il, quant à vous… Eh bien! vous m’aiderez.
A ce moment le concierge du théâtre se montra timidement et dit à Fabert:
— Madame fait dire qu’elle est à la porte, avec la voiture…
On entendit le fameux rire:
— Madame est en bas?.. Demandez-lui de monter jusqu’ici.
Un instant plus tard Odette parut, toute joyeuse:
— Tiens! dit-elle, je suis admise aujourd’hui… Et Bertrand aussi?.. Ça va si bien que ça?.. Bonjour, Jenny.
Fabert la regardait en secouant la tête:
— Tu es une petite garce, dit-il… mais je t’aime bien… Et toi aussi, tu m’aimes bien… Oui, que tu le veuilles ou non, tu n’aimes que moi… Je vais écrire, ma petite Odette, la plus belle pièce de ma vie.
— Je ne comprends pas, dit-elle, mais je te crois.
Fabert ne travaillait pas souvent; il taisait, chaque année, une seule pièce et l’achevait en trois ou quatre semaines. Mais, quand il était au travail, il s’y donnait tout entier. D’abord il racontait son sujet à tous ceux qu’il rencontrait, pour essayer des effets. Il contait bien, imitait les voix, mimait les expressions et trouvait son inspiration dans le mouvement du récit. Puis, quand il se croyait sûr de son scénario, il dictait des scènes à une secrétaire, habituée à saisir les phrases au vol tandis qu’il marchait dans son bureau, en occupant successivement les places de tous les interprètes. Enfin il relisait le brouillon et, à ce moment, me consultait parfois. La nouvelle version de La Victime me parut excellente. Avec un surprenant courage, il était allé jusqu’à l’extrême pointe d’une situation pour lui pénible. Cela faisait un drame fort et vrai, avec de nombreux aspects de comédie qui allégeaient la tension et formaient, avec les scènes violentes, d’heureux contrastes.
Je n’étais pas présent quand il lut la pièce à Jenny, mais je rencontrai celle-ci quelques jouis plus tard:
— Vous connaissez le second état de La Victime? me demanda-t-elle… C’est vraiment bien, non?.. Depuis deux ou trois ans, les sujets de Fabert ne m’enchantaient plus… Je trouvais ses personnages inhumains, mais cette fois, chapeau![227] La vie même… à peine stylisée.
— Contente de votre rôle?
— Ravie… C’est facile à dire, à vivre… Pas de problème.
Les répétitions marchèrent aisément et vite. Fabert m’y convia quelquefois et il m’arriva d’y rencontrer Odette. Je ne l’avais pas revue seule depuis la découverte, par son mari, de la situation réelle. Ensemble, au théâtre ou dans le monde, ils semblaient parfaitement naturels et ne faisaient aucune allusion à un dissentiment quelconque entre eux. Bientôt la „générale“[228] de La Victime fut annoncée. Une rumeur de succès enveloppait la pièce; le personnel du théâtre: habilleuses, machinistes, électriciens disaient leur confiance.
La représentation fut un long triomphe. Jenny était très aimée du public et les critiques exigeants, qui souvent reprochaient à Fabert le caractère sommaire de ses héros, reconnurent qu’il avait été, avec La Victime, plus loin que jamais dans la peinture des passions.
Quand le rideau, après douze rappels, se fut enfin baissé pour la dernière lois, les amis se ruèrent dans les coulisses. Avançant difficilement, à petits pas, dans un corridor encombré j’écoutais les conversations des gens qui me pressaient de tous côtés. Beaucoup avaient identifié les modèles[229]:
— Etonnant!.. Quoi?.. Jenny est arrivée à parler tout à fait comme Odette Fabert.
— Oui, et c’est d’autant plus remarquable que les deux femmes se ressemblent si peu.
— Et Bertrand?.. Hallucinant!.. Jusqu’à sa maniéré de marcher…
— Faites attention, mon vieux, il est derrière vous.
Quand la vague qui me soulevait déferla dans la loge du Jenny, où se tenaient aussi Robert et Odette, une amie, maladroite ou féroce, dit à celle-ci:
— Je vous ai bien reconnue.
Odette éclata d’un rire sincère et gai.
— Moi? dit-elle… Mais je ne joue aucun rôle dans cette histoire.
— Comment?.. Et Juliette?..
— Juliette ne me ressemble pas plus que vous à La Damé aux camélias[230].
Puis, se tournant vers Fabert qui, debout à côté d’elle, porté par son triomphe, accueillait les compliments avec une sérénité olympienne, elle murmura:
— Tu as entendu cette sotte? Il y a des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’est une œuvre d’art.
— Chère Odette! dit-il.
Et se’ penchant vers sa femme, il l’embrassa.
Mme Astier, absente de Paris, avait reçu deux fauteuils de balcon, mais n’assistait pas à la répétition générale de La Victime.
LES VIOLETTES DU MERCREDI
— Oh! Jenny, restez!
Jenny Sorbier avait été, pendant tout le déjeuner, éblouissante. Dites avec le talent de la comédienne et comme rédigées par le génie de la romancière, anecdotes et histoires étaient enchaînées les unes aux autres, soudées par une verve inépuisable. Les convives de Léon Laurent, charmés, exaltés, vaincus, avaient eu l’impression de vivre, hors du temps, une heure enchantée.
— Non, il est presque quatre heures et c’est aujourd’hui mercredi… Vous savez, Léon, que c’est le jour où je porte des violettes à mon amoureux.
— Quel dommage! dit-il de cette voix saccadée qu’il avait rendue célèbre à la scène. Mais je connais votre fidélité… Je n’insiste pas.
Elle embrassa les femmes, les hommes l’embrassèrent et elle partit. Dès qu’elle fut sortie, un chœur d’éloges s’enfla:
— Elle est vraiment extraordinaire! Quel âge a-t-elle, Léon?
— Pas loin de quatre-vingts ans. Quand, dans mon enfance, ma mère me conduisait aux matinées classiques du Français, Jenny était déjà une Célimène glorieuse[231]. Et je ne suis plus jeune.
226
Lemaître, Frédérick (1800–1876) — acteur français qui jouait les héros des drames romantiques; Garrick, David (1717–1779) — acteur anglais, célèbre par son interprétation des rôles de Shakespeare.
229
Beaucoup avaient identifié les modèles. — Beaucoup de gens avaient reconnu des personnages réels en les héros de la pièce.
231
matinées