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Elle rit:

— Et celle qui avalerait une machine à coudre, dit-elle, ce serait le dernier mot de la gloire.

On criait: „En scene!“ Elle se leva:

— Allons, à tout à l’heure! Je vais avaler mon cent d’aiguilles.

Et voilà, d’après le récit de Jenny, comment l’aventure commença.

Le mercredi suivant, de nouveau, pendant le dernier entracte, l’huissier, avec un sourire, vint apporter à Jenny un petit bouquet de violettes.

— Tiens! dit-elle. Est-ce encore mon Polytechnicien?

— Oui, Mademoiselle.

— Comment est-il?

— Je ne sais pas, Mademoiselle. Faut-il demander au concierge?

— Non; cela n’a aucune importance.

La semaine suivante, elle ne joua pas le mercredi, mais quand elle arriva, pour répéter, le jeudi, le bouquet de violettes, un peu fané cette fois, était dans sa loge. En sortant, elle s’arrêta chez le concierge:

— Dites-moi, Bernard, mes violettes? Elles venaient du même jeune homme?

— Oui, Mademoiselle… C’est la troisième lois.

— A quoi ressemble-t-il, ce Polytechnicien?

— Il est gentil… Très gentil… Un peu maigriot, les joues creuses, les yeux battus[251]. Une petite moustache brune. Un lorgnon… Ça fait drôle, avec l’épée[252]… Ma foi, Mademoiselle, il a l’air bien épris, ce jeune homme. Il me tend son bouquet de violettes en disant: „Pour Mlle Jenny Sorbier“, et il rougit…

— Pourquoi vient-il toujours le mercredi?

— Mademoiselle ne sait pas?.. Le mercredi est le jour de sortie des Polytechniciens. Tous les mercredis, le parterre et les galeries en sont pleins… Chacun avec une jeune fille.

— Le mien a sa jeune fille?

— Oui, Mademoiselle, mais c’est sa sœur… Ils se ressemblent que c’en est frappant…

— Pauvre garçon! Si j’avais du cœur, Bernard, je vous dirais de le faire monter au moins une fois au foyer, pour qu’il puisse me remettre lui-même ses petites violettes.

— Ça, vraiment, je ne le conseille pas, Mademoiselle… Ces amoureux de théâtre, tant qu’on ne s’en occupe pas, ils sont sans danger. Ils admirent les actrices de loin, sur la scène, et cela suffit à les contenter.. Si on leur accorde le plus petit signe d’attention, alors ils s’accrochent, et ça devient terrible… Qu’on leur donne le bout des doigts, ils veulent la main… Qu’on leur donne la main, ils exigent le bras… Oui, Mademoiselle, vous niez mais, moi, j’ai l’expérience… Il y a vingt ans que je suis ici. Ah! j’en ai vu, dans cette loge, des jeunes filles amoureuses… Et des garçons toques… Et des vieux messieurs… J’ai toujours accepté les fleurs, les billets, mais pour les laisser monter, rien à faire!

— Vous avez raison, Bernard… Soyons insensibles, prudents et cruels.

— C’est pas de la cruauté, Mademoiselle; c’est du bon sens.

Des semaines passèrent. Chaque mercredi, Jenny recevait son bouquet de deux sous. Dans la Maison, on connaissait maintenant l’histoire. Une camarade dit à Jenny:

— Je l’ai vu, ton Polytechnicien… Il a une charmante tête romantique. Un garçon fait pour jouer Badine, ou Le Chandelier[253].

— Comment sais-tu que c’était le mien?

— Parce que je me suis trouvée, par hasard, chez le concierge au moment où il apportait ses fleurs en disant timidement: „Pour Mlle Jenny Sorbier, s’il vous plaît…“ C’était touchant. On devinait le garçon très intelligent, qui a peur d’être ridicule et qui pourtant ne peut s’empêcher d’être ému… Un instant, j’ai regretté qu’il ne vienne pas pour moi; je l’aurais remercié, consolé… Note qu’il ne demandait rien, pas même à te voir… Mais si j’étais toi…

— Tu le recevrais?

— Oui, un instant… Voilà des semaines que ça dure. Et les vacances arrivent. Tu vas partir… Donc pas de risque qu’il s’incruste…

— Tu as raison, dit Jenny. C’est une folie que de mépriser les admirateurs au temps où ils sont nombreux et jeunes, pour courir après eux, trente ans plus tard, quand ils deviennent rares et chauves.

Ce soir-là, en sortant, elle dit au concierge:

— Bernard, mercredi prochain quand ce Polytechnicien viendra avec ses violettes, dites-lui de me les apporter lui-même après le trois…[254] Je joue le Misanthrope[255]. Mon rôle a une seule robe. Je remonterai dans ma loge et je l’y recevrai… Non! Je l’attendrai dans le couloir, au pied de l’escalier… Ou peut-être au foyer.

— Bien… Mademoiselle ne craint pas…?

— Qu’y a-t-il à craindre? Je pars en tournée dans dix jours, et d’ailleurs ce jeune homme est bouclé par son Ecole[256].

— Très bien, Mademoiselle… Moi, ce que j’en disais…

Le mercredi suivant, malgré elle, Jenny joua Célimène pour l’inconnu, avec un vif désir de plaire. En remontant, à l’entracte, elle se sentait intéressée, presque anxieuse. Elle s’assit au foyer et attendit. Autour d’elle circulaient quelques habitués. L’Administrateur parlait avec Blanche Plerson, alors rivale de Jenny. Mais aucun uniforme noir et or ne se montra. Nerveuse, impatiente, elle courut chez les huissiers:

— On ne m’a pas demandée?

— Non, Mademoiselle.

— C’est mercredi et je n’ai pas reçu mes violettes. Bernard a-t-il oublié de les faire monter?.. Ou y a-t-il eu un malentendu?

— Un malentendu, Mademoiselle?.. Quel malentendu?.. Voulez-vous que j’aille voir chez le concierge?

— Oui, s’il vous plaît… Ou plutôt, non! Je verrai Bernard en m’en allant.

Elle se moqua d’elle-même: „Quels étranges animaux nous sommes“, se disait-elle. „Pendant six mois, c’est à peine si j’ai prêté attention à tant de discrète fidélité et soudain, parce que l’hommage dédaigne me manque, me voici troublée comme si j’attendais un amant… Ah! Célimène, que tu regretteras Alceste[257] quand il t’aura quittée avec son grand chagrin!“

Après le spectacle, elle entra chez le concierge:

— Et alors, Bernard? Mon amoureux! Vous ne me l’avez pas envoyé?

— Mademoiselle, c’est comme un fait exprès. Il n’est pas venu aujourd’hui… Première fois que Mademoiselle accepte de le recevoir; premier mercredi, depuis six mois, qu’il manque à l’appel.

— C’est extraordinaire! Croyez-vous qu’on ait pu le prévenir et qu’il se soit effrayé?

— Certainement non, Mademoiselle… Personne n’était au courant que Mademoiselle et moi… Mademoiselle n’a rien dit?.. Moi non plus… Je n’en ai même pas parlé avec ma femme.

— Alors comment expliquez-vous?..

— Je n’explique pas. Mademoiselle… Il y a des hasards… Peut-être se sera-il lassé? Peut-être a-t-il été malade?.. Ou verra mercredi prochain.

Mais le mercredi suivant, on ne vit ni Polytechnicien, ni violettes.

— Que faire, Bernard?.. Croyez-vous qu’on pourrait le retrouver par ses camarades… Ou par le général commandant l’Ecole?

— Et comment, Mademoiselle? Nous ne savons même pas son nom.

— C’est vrai… Ah! que cela est triste! Tout est raté, Bernard.

— Mais non, Mademoiselle… Vous avez eu une grande année; vous allez partir en tournée; encore des succès… C’est pas raté, ça, tout de même!

— Vous avez raison. Je suis une ingrate… Seulement j’aimais bien mes violettes du mercredi.

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251

les yeux battus — les yeux cernés.

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252

l’épée fait partie de l’uniforme des Polytechniciens.

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253

Badine ou Le Chandelier — On ne badine pas avec l’Amour et Le Chandelier, comédies de Musset.

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254

le trois — le troisième acte.

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255

Le Misanthrope — comédie de Molière.

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256

ce jeune homme est bouclé par son Ecole — ce jeune homme ne peut pas quitter son Ecole.

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257

Alceste et Célimène — héros du Misanthrope de Molière.