— Malgré la différence d’âge?
— II faut dire que le Gouverneur était alors très séduisant. Ceux qui l’ont approché avant son mariage racontent qu’il a eu de grands succès de femmes… Maintenant, il a vieilli.
— Ce type de mariage est dangereux pour les artères.
— Oh! ce n’est pas seulement ce mariage. Le patron n’a jamais eu la vie facile… Trente ans d’Afrique… Le climat, de constantes inquiétudes, un travail de chien… C’est un homme de grande classe, le patron… II y a dix ans quand il est arrivé ici, des tribus tout à fait sauvages habitaient cette immense forêt. Elles crevaient de faim. Leurs sorciers les excitaient à s’entretuer, à se voler des femmes et des enfants, à faire à leurs idoles des sacrifices humains… Le patron a pacifié les tribus, les a groupées; il leur a montré qu’elles pouvaient cultiver ici le cacao…[282] Pas facile, je vous assure, de convaincre des gens qui n’avaient pas même l’idée de l’avenir, de planter des arbres qui ne rapporteraient que six ans après.
— Ils ne regrettent pas leur liberté, leur paresse? Quels sont leurs sentiments à l’égard du Gouverneur?
— Affection, ou plutôt vénération… L’autre jour, je l’ai accompagné dans une tribu très primitive… Le chef est venu s’agenouiller devant lui: „Tu m’as traité comme un fils fainéant“, a-t-il dit. „Tu as bien fait… Tu m’as réveillé… Aujourd’hui je suis riche…“ Ils sont intelligents, vous verrez, et faciles à instruire, si ou sait les prendre… Mais il faut être une espèce de saint pour s’imposer à leur respect.
— Et votre patron est un saint?
Le jeune lieutenant me regarda en souriant.
— Qu’est-ce qu’un saint? dit-il.
— Je ne sais pas… Un homme absolument pur.
— Ah! oui, le patron est ça… Je ne lui connais pas de vices, pas même de convoitises, sauf, peut-être sur un point… Il est ambitieux, lion pour la gloriole, mais pour l’œuvre à faire… Il aime administrer et souhaite gouverner des territoires de plus en plus grands.
— Comme Lyautey, qui disait: „Le Maroc? Une bourgade… Il me faudrait le monde“[283].
— Exactement. Le patron serait enchanté d’être appelé à gouverner cette petite planète… Il le ferait mieux que les autres.
— Mais votre saint a été un Don Juan?[284]
— Saint Augustin[285] aussi… Péchés de jeunesse… Depuis son mariage, il est l’époux le plus exemplaire… Et Dieu sait pourtant si, dans sa position, les occasions ne manquent pas… Moi-même, qui ne suis que son ombre…
— Et vous en profitez?
— Je ne suis ni gouverneur, ni saint, ni marié… Je jouis des avantages de mon obscurité… Mais parlons de votre voyage, mou cher Maître. Vous savez que le patron a l’intention de vous accompagner demain, jusqu’à votre prochaine étape?
— Le Gouverneur m’a, en effet, offert de m’emmener dans son avion personnel, il a, m’a-t-il dit, une inspection à passer sur la côte, un monument à inaugurer… Est-ce que vous serez du voyage?
— Non… Il y a seulement, outre le Gouverneur et vous, Mme Boussart, qui n’aime pas laisser sou mari faire de l’avion sans elle, au-dessus de la forêt, le pilote et le commandant des troupes, le colonel Angelini, qui doit participer à l’inspection.
— Est-ce que je l’ai rencontré?
— Je ne le crois pas, mais il vous plaira… Il est brillant, amusant… Et un as[286] au point, de vue militaire… Ancien officier de renseignements au Maroc, l’un des poulains[287] de votre Lyautey… Tout jeune colonel; grand avenir.
— Le voyage est long?
— Oh! non! Une heure de forêt jusqu’au delta, puis cent kilomètres de plage et vous y serez.
Le dernier dîner au palais fut agréable. Le colonel Angelini avait été invité, pour préparer le voyage. Ce lieutenant-colonel avait l’air d’un capitaine. Jeune de visage et de cœur. Il parla beaucoup et bien; c’était un esprit paradoxal, parfois agressif, très cultivé. Sur les mœurs des indigènes, sur leurs totems et leurs tabous[288], il en savait plus que le Gouverneur et, à ma grande surprise, Mme Boussart lui donnait la réplique avec compétence. Le Gouverneur écoutait sa femme avec une évidente admiration et, de temps à autre, me regardait à la dérobée pourvoir l’impression qu’elle produisait sur moi. Après le dîner, il emmena Angelini et Dugas dans son bureau, pour régler quelques questions urgentes, et je restai seul avec „Giselle“. Elle était coquette et c’est, un jeu auquel je me prends facilement, mais, dès qu’elle fut en confiance[289], elle m’interrogea sur le coloneclass="underline"
— Qu’en pensez-vous? me dit-elle. A vous, écrivain, il doit plaire. Il nous est bien précieux. Mon mari ne jure que par lui…[290] A moi, qui suis un peu ici une exilée, il apporte un air de France — et du monde… Si vous en avez l’occasion, faites-vous réciter des vers par lui… C’est une anthologie vivante.
— Voilà qui sera une ressource pour l’avion.
— Non, dit-elle, l’hélice couvre les voix.
Vers dix heures, le gouverneur et le colonel nous rejoignirent, mais on se sépara presque aussitôt car le départ du lendemain matin était fixé à quatre heures, pour raisons de température.
Quand le boy[291] noir me réveilla, le temps n’était pas beau. Un vent assez violent soufflait de l’Ouest. J’ai fait, dans ma vie, des milliers d’heures de vol et je monte en avion sans aucune appréhension. Pourtant je n’aime pas beaucoup ces voyages au-dessus de la forêt vierge, où se poser serait impossible et où, si par miracle on atterrissait dans une clairière, on aurait peu de chances d’être repérés par des sauveteurs. Je descendis déjeuner et trouvai Dugas à table.
— La météo[292] est mauvaise, dit-il d’un air soucieux. Le pilote a suggéré de remettre le voyage; le patron ne veut rien savoir; il dit qu’il a la baraka[293] et que d’ailleurs la météo se trompe toujours.
— Je l’espère, dis-je, car je dois faire une conférence ce soir à Batoka. Je n’ai pas d’autre moyen de transport.
— Le courage est ici trop facile pour moi, dit Dugas. Je ne suis pas du voyage… Mais je suis de l’avis du patron… Les catastrophes annoncées sont celles qui n’arrivent jamais.
Un instant plus tard, le Gouverneur et sa femme descendirent. Il était en uniforme de toile blanche, sur lequel tranchaient les décorations. Mme Boussart, élégante, sportive, semblait la fille de son mari. Encore assoupie, elle parla peu. Au champ d’aviation (immense clairière taillée dans la forêt), nous trouvâmes le colonel qui regardait, avec un air d’ironique défi, un ciel de tempête.
— Vous vous souvenez, me dit-il, des descriptions par Saint-Ex[294] des trous d’air en montagne? Les trous d’air eu forêt sont bien pires. Vous allez voir. Préparez-vous à danser… Vous devriez rester ici, Madame, ajouta-t-il en se tournant vers Mme Boussart.
282
L’auteur affirme ici l’influence bienfaisante des colonisateurs sur les peuples sauvages — argument dont se servent les impérialistes pour justifier leur politique agressive dans les pays arriérés.
283
Lyautey, Louis Hubert Gonzalve (1854–1934) — maréchal de France qui joua un rôle considérable dans la colonisation de l’Afrique du Nord par les Français; Le Maroc — état du Nord de l’Afrique.
284
Don Juan — héros d’une légende espagnole et de plusieurs œuvres littéraires et musicales, fameux par ses nombreuses aventures amoureuses.
285
Saint Augustin — un des plus grands saints de l’église catholique, qui avait mené une vie dissipée pendant sa jeunesse.
288
totems
289
je me prends — je me laisse entraîner; elle fut en confiance — elle se sentit à l’aise avec moi.
294
Saint-Ex — Antoine de Saint-Exupéry (1900–1944), écrivain et pilote français, auteur de