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Je n’aurais dû penser qu’au mortel danger où nous étions tous, à Isabelle, à ma famille, mais un spectacle si extraordinaire était sous mes yeux qu’il m’occupait tout entier.

A l’avant le pilote, agenouillé, tournait le dos au reste du groupe et murmurait des prières. Le colonel semblait déchiré entre un amour qui lui commandait de refermer ses bras sur la femme suppliante, et la douleur d’humilier un chef que, très évidemment, il vénérait. Quant à moi, ramassé sur moi-même pour résister aux secousses, je faisais de mon mieux pour m’isoler de ce drame et pour les gêner tous trois le moins possible. Je crois d’ailleurs qu’ils avaient oublié ma présence.

Le Gouverneur, en s’accrochant aux fauteuils, parvint à se rapprocher de sa femme. Il gardait dans ce terrible cataclysme, qui anéantissait à la fois son existence et son bonheur, une étrange dignité. Aucune fureur ne déformait son beau visage, mais ses yeux étaient humides. Quand il fut tout près, il s’appuya sur moi et dit, d’une voix que son extrême douceur rendait déchirante:

— Je n’avais aucune idée, Giselle, aucune idée… Revenez vous asseoir près de moi… Giselle! Je vous en prie… Je vous l’ordonne.

Elle avait entouré de ses bras le colonel et s’efforçait de l’attirer vers elle.

— Mon amour, disait-elle, mon amour, pourquoi résister? Tout est fini… Je veux mourir ma bouche sur la tienne… Mon amour, ne sacrifie pas nos dernières minutes à des scrupules… Tant qu’il l’a fallu, je t’ai obéi, tu le sais bien… Tu respectais Eric, tu l’aimais… Moi aussi… Oui, c’est vrai, Eric, je t’aimais!.. Mais puisque c’est la fin!

Je ne sais quelle pièce de métal, détachée par un choc plus fort, vint la frapper au visage. Une ligne de sang, très mince, se dessina sur sa joue.

— Sauver les apparences! dit-elle amèrement… Que de fois tu m’as répété ces trois mots, mon amour… Et nous les avons sauvées, bravement… Mais maintenant?.. Ce ne sont plus les apparences qu’il faut sauver, ce sont ces pauvres, ces uniques minutes…

Puis d’une voix basse et sourde:

— Lâche, lâche! dit-elle à son amant. Nous allons mourir… et tu restes là, au garde-à-vous, devant un fantôme.

Son mari se pencha, un mouchoir à la main et d’un geste doux, adroit, essuya la joue sanglante. Puis il regarda le colonel avec une fermeté triste, sans rigueur. Je crus comprendre ce regard voulait dire: „Prenez cette malheureuse dans vos bras. Moi, je suis au-delà de toute souffrance…“ L’autre, atterré, semblait répondre de la même manière muette: „Non, je vous respecte trop. Pardonnez-moi“. Je croyais voir Tristan et le roi Mark[301]. Je n’ai jamais été le témoin d’une scène plus pathétique. On n’entendait que le cillement du vent et, comme un lointain murmure, l’oraison du pilote; on ne voyait par le hublot que le ciel gris de plomb, la chevauchée des nuages déchiquetés, livides et, si l’on se penchait, les vagues jaunes qui montaient.

Puis il y eut un bref répit, et la femme accrochée au dolman de l’officier put se soulever. Avec une sorte de défit sauvage, elle l’embrassa pleine bouche. Il se défendit encore quelques secondes puis, cédant à la pitié ou au désir, et détournant enfin les yeux de son chef, il rendit le baiser avec passion. Le Gouverneur devint plus pâle encore, se laissa tomber en arrière sur le dossier et parut s’évanouir.

Un mouvement de pudeur, instinctif, abaissa mes paupières.

Combien de temps notre groupe resta-t-il ainsi? Je ne sais pas. Le seule chose dont je me souvienne avec certitude, c’est qu’après des minutes ou des heures je crus entendre, perçant la tempête, le bruit d’un moteur. Etait-ce une hallucination? Je tendis l’oreille et regardai autour de moi. Mes compagnons, comme moi-même, écoutaient. Le colonel et Giselle s’étaient séparés. Elle avait fait un pas vers son mari. Le Gouverneur se penchait vers le hublot. Le pilote, debout, mais à l’oreille, demanda:

— Vous entendez, monsieur le Gouverneur?

— J’entends. Est-ce un avion?

— Je ne crois pas, dit le pilote. C’est un bruit de moteur, oui, mais plus léger.

— Alors quoi? dit le colonel. Je ne vois rien.

— Peut-être une vedette de la Marine?

— Comment saurait-elle que nous sommes ici?

— Je ne sais pas, mon colonel, mais le bruit grandit. Ils se rapprochent. Le bruit vient de l’Est, donc de la côte… Mais regardez, mon colonel, ce point gris, là! là, sur les vagues… C’est une vedette.

Il éclata d’un rire hystérique!

— Mon Dieu! soupira Giselle, et elle fit un pas encore vers son mari.

Le visage collé au hublot, je voyais maintenant de manière très nette la vedette qui venait vers nous. Elle luttait, péniblement, contre la marée montante, disparaissait de temps à autre entre les lames, mais gagnait du terrain. Les marins mirent à nous atteindre un quart d’heure, qui nous parut interminable. Quand ils furent à portée et maintenus près de nous par une gaffe jetée dans le palmier, le transbordement devint le difficile problème. Les coups de vent qui secouaient notre appareil rendaient tout mouvement dangereux. La vedette elle-même faisait le bouchon[302] sur la mer. Enfin le pilote, ayant ouvert la porte, parvint à lancer une échelle de corde que les marins saisirent. Aujourd’hui encore, je ne sais pas comment nous pûmes embarquer sans qu’aucun de nous cinq tombât à la mer.

Enveloppés de cabans cirés, nous regardions notre avion, de la vedette, avec une terreur rétrospective. Pour qui le voyait du dehors, il était évident que ce prodige d’équilibre ne pouvait durer longtemps. Giselle, avec un calme surprenant, essayait de remettre de l’ordre dans sa coiffure, L’aspirant, qui commandait la petite embarcation, nous apprit qu’un guetteur avait vu notre avion se poser et que, depuis le matin, on cherchait à nous porter secours. Trois fois, la violence de la mer avait contraint les sauveteurs à renoncer. La quatrième fois, ils avaient réussi. Les marins nous apprirent aussi que le raz de marée avait fait de terribles dégâts dans les villages de la côte et dans le port de Batoka.

L’administrateur local nous reçut sur le quai. C’était un jeune fonctionnaire colonial, un peu effrayé par les problèmes que posait ce désastre. Mais le gouverneur Boussart, dès l’instant où il avait mis pied à terre, était redevenu „le patron“. Ce fut en chef de grande classe qu’il ordonna les mesures nécessaires. Il lui fallut le concours du colonel Angelini, pour organiser la coopération de la troupe aux mesures de sauvetage, et je fus frappé par la tenue des deux hommes. A les voir travailler à une tâche commune, nul ne se fût douté qu’il y avait entre eux des ressentiments et des remords. Mme Boussart avait été conduite à la maison de l’administrateur, où la jeune femme de celui-ci lui fit du thé et lui prêta une gabardine[303]. Après quoi elle voulut, elle aussi, travailler et s’occupa des blessés, des enfants.

— Quant à l’inauguration du monument, monsieur le Gouverneur, dit l’administrateur…

— On s’occupera des morts quand les vivants seront tons en sécurité, dit le Gouverneur.

De ma conférence, il ne pouvait être question. Je sentais que Ions les acteurs de ce petit drame avaient hâte de me diriger sur l’étape suivante. Il fut convenu que je la ferai en chemin de fer. J’allai prendre congé de Mme Boussart.

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301

Tristan et le roi Mark — héros d’une légende du moyen âge sur l’amour de Tristan et d’Iseut, épouse du roi Mark.

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302

la vedette… faisait le bouchon — la vedette se balançait sur les vagues comme un bouchon.

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303

gabardine (f) — imperméable (m).