— Non, dit-il à Claire après le départ de Léon Laurent, non, il n’est pas heureux… Pourquoi? Il ne me l’a pas dit. En fait il ne m’a rien dit… Ce sont des impondérables… Ce n’est pas qu’il n’aime pas la pièce; il m’a reparlé de son rôle et de la scène de l’Assemblée avec un enthousiasme qui ne trompe pas… Mais il a une arrière-pensée… Qu’est-elle? Je ne le vois pas.
Claire sourit.
— Christian, dit-elle, vous êtes un homme de génie et je vous admire de tout mon cœur. Mais vous demeurez délicieusement naïf quand il s’agit des rapports élémentaires entre les êtres humains… Moi, sans même avoir vu Laurent, je vous assure que je sais très bien ce qu’il y a.
— Et qu’y a-t-il?
— Il vaudrait mieux dire: Qu’est-ce qu’il n’y a pas?.. Que manque-t-il?.. Ce qu’il n’y a pas dans votre pièce, chéri, c’est un rôle pour Hélène Messière… Rendez-moi cette justice que je vous avais prévenu.
Christian dit avec impatience:
— El comment pourrait-il y avoir un rôle pour Messière? Elle est une charmante comédienne, parfaite dans Musset ou dans Marivaux, mais qu’irait-elle faire dans une tragédie politique?
— O mon amour, comme vous déplacez les questions![17] Il ne s’agit nullement de savoir ce qu’Hélène viendrait faire dans une tragédie politique, mais beaucoup plus simplement de savoir comment Léon Laurent pourra vivre en paix avec sa maîtresse.
— Hélène Messière est la maîtresse de Léon Laurent?
— D’où sortez-vous, chéri? Ils vivent ensemble depuis quatre ans.
— Comment le saurais-je? Et quel rapport avec ma pièce? Vous croyez que Laurent voudrait?
— Je ne crois pas, Christian. Je suis certaine que Laurent désire et au besoin exigera un rôle pour Messière, et j’ajoute qu’il ne me paraît pas très difficile de lui donner satisfaction… Si vous ajoutiez un personnage qui…
— Jamais de la vie!.. Cela détruirait tout l’équilibre de mon drame!
— Bien, Christian… Nous en reparlerons.
Ils en reparlèrent en effet lorsque Laurent devint de plus en plus réticent et sombre, souleva des difficultés d’interprétation, d’engagements, de tournées. Christian qui maintenant, sa pièce écrite, brûlait du désir de la voir représentée, devint à son tour anxieux et irritable.
— Ecoutez, chéri, lui dit Claire, voulez-vous me laisser un jour seule avec Laurent? A moi, il osera dire ce qui le tourmente et je vous promets que j’arrangerai ça… A une condition, naturellement, c’est que vous écriviez le rôle.
— Mais comment? Je ne peux tout de même pas transformer une œuvre qui cherche à être une œuvre d’art parce que…
— Oh! Christian! C’est si facile et vous avez tant d’imagination… Par exemple, au second acte où vous montrez les Macédoniens organisant à Athènes une Cinquième Colonne, pourquoi ne se serviraient-ils pas pour cela d’une courtisane intelligente, amie de puissants Athéniens, banquiers et hommes politiques… Voilà votre personnage, et il serait tout à fait vraisemblable.
— Oui, peut-être… Et même on pourrait… Oui, vous avez raison, il serait intéressant de montrer ces méthodes secrètes de propagande qui sont aussi vieilles que les sociétés humaines…
Claire savait que toute graine déposée dans l’esprit de Christian y germait. Elle entreprit Laurent et la conversation fut un grand succès.
— Ah! quelle excellente idée! dit-il avec soulagement. Vous savez, je n’osais pas en parler à votre mari, qui est intransigeant dès qu’il s’agit de son œuvre. Mais une pièce sans femmes est très difficile à faire accepter par le public… Shakespeare lui-même, dans Jules César… Corneille a ajouté le personnage de Sabine au drame des Horaces, et Racine celui d’Aricie au mythe de Phèdre…[18] Et puis, madame, je vais vous avouer toute la vérité: je n’aimerais pas monter une pièce dont Hélène ne serait pas… Non… Elle est très jeune; elle a de l’affection pour moi; mais elle aime danser, elle a horreur d’être seule… Si je l’abandonnais tous les soirs, elle sortirait avec d’autres hommes et je vous avoue que ça m’inquiéterait… Mais si votre mari peut écrire pour elle un bout de rôle, ça changera tout… La pièce sera en répétitions huit jours plus tard.
Ainsi naquit le personnage de Myrrhine. Christian, lorsqu’il le créa, pensait à la fois à certaines femmes d’Aristophane[19], cyniques et spirituelles, et à ces amoureuses de Marivaux qui avaient été le triomphe d’Hélène Messière à ses débuts. Le produit de ce mélange paradoxal fut, à la grande surprise de l’auteur lui-même, un caractère original et séduisant. „Un rôle en or!“ dit Laurent. Hélène Messière fut invitée à dîner par Claire, pour que Ménétrier pût lui lire la nouvelle version. C’était une personne ravissante, aux longs cils baissés, toute petite, avec des prudences adroites de chatte, parlant très peu mais ne disant jamais rien de sot. Elle plut à Christian.
— Oui, dit-il, cette ingénue si peu ingénue[20] va faire une dangereuse et vraisemblable Cinquième Colonne.
— Elle ne vous plaît pas trop, Christian?
— On! non, et d’ailleurs n’aime-t-elle pas Laurent? Il est non seulement son amant, mais son créateur; il l’a formée. Elle ne serait rien sans lui.
— Croyez-vous, Christian, que la conscience de cette dette puisse lui inspirer beaucoup de tendresse? Moi qui suis misogyne, j’attendrais au contraire une sorte de rancune inconsciente… Mais que vous importe? Messière aime le rôle; tout va bien.
En fait tout alla bien pendant huit jours. Puis de nouveau Laurent devint taciturne.
— Qu’y a-t-il encore? demandait Christian.
— Cette fois, je n’en sais rien, dit Claire. Mais je le saurai!..
Laurent en effet ne se fit pas prier pour expliquer la nouvelle difficulté:
— Voici, le rôle est charmant et Hélène aux anges… Seulement… Vous comprenez, nous vivons ensemble et nous prenons, pour venir au théâtre, le même taxi; le contraire serait absurde… Mais si Hélène n’est que du second acte, que voulez vous qu’elle fasse dans sa loge, pendant une heure?.. Ou bien elle s’ennuiera, ce qu’elle ne supporte jamais longtemps, ou bien elle suscitera des visiteurs, et alors je me connais… Mon jeu en souffrira… Sans compter mon cœur… Mais mon cœur n’intéresse pas Ménétrier, tandis que mon jeu…
— En somme, dit Claire, vous voudriez que Myrrhine fût en scène au premier acte?
— On ne peut rien vous cacher, Madame.
Quand elle transmit à son mari cette nouvelle requête, il commença par pousser des cris: „Jamais on n’avait contraint un écrivain à travailler de telle manière!“ Claire connaissait le mécanisme intellectuel de son époux; il fallait avant tout rassurer sa conscience.
— Mais, Christian, tous les auteurs dramatiques ont travaillé de cette manière… Vous savez très bien que Shakespeare tenait compte de l’aspect physique de ses interprètes, et que Racine écrivait pour la Champmeslé[21]. C’est Mme de Sévigné[22] qui nous le dit.
— Elle détestait Racine.
— Elle le connaissait bien.
Myrrhine fut du premier acte. Est-il besoin de dire que le problème du taxi, important pour l’arrivée du couple au théâtre, ne le fut pas moins quand il s’agit de rentrer chez soi et que Myrrhine, dans la version définitive, dut être aussi du troisième acte. Là encore Claire avait eu à intervenir.
18
20
cette ingénue si peu ingénue — jeu de mots: ingénue
22
Mme de Sévigné, Mario de Rabutin-Chantal (1626—1G96) — auteur de célèbres