Выбрать главу

„You are just wonderful[313].

J’aurais dû le trouver très ennuyeux… Non, je sortais volontiers avec lui. II me paraissait reposant, franc. Il me donnait le même sentiment de sécurité que plus tard, au début de nos relations, mon présent mari. Mes autres amis hésitaient sur leurs intentions. Souhaitaient-ils devenir amants ou époux? Ils ne se prononçaient jamais clairement. Avec Jack, rien de tel. L’idée de liaison lui faisait horreur. II voulait m’épouser, m’emmener en Amérique où je lui donnerais de beaux enfants, frisés comme lui, ayant son petit nez droit, son accent lent et nasal, sa naïveté. II était vice-président de sa banque; un jour peut-être il en serait le président. De toute manière, nous ne manquerions jamais de rien et nous aurions une excellente voiture. Telle était sa vision du monde.

Je vous avoue que j’étais tentée. Cela vous surprend?.. C’était pourtant bien dans ma nature. Parce que je suis moi-même assez compliquée, les êtres simples m’attirent. Je m’entendais fort mal avec ma famille. Aller vivre aux Etats-Unis était un moyen de la fuir. Jack venait, après quelques mois de stage à la succursale de Paris, de rentrer à New York. Je lui avais, quand il était parti, promis de le rejoindre et de l’épouser. Notez que je n’avais pas été sa maîtresse. Ce n’était pas ma faute; j’aurais cédé s’il me l’avait demandé… Mais il s’en serait bien gardé[314]. Jack était un catholique américain, de mœurs rigides, et voulait un honnête mariage à Saint-Patrick, Fifth Avenue, avec beaucoup de garçons d’honneur en jaquette, un œillet blanc à la boutonnière, et des bridesmaids en robe d’organdi…[315] Cela non plus ne me déplaisait pas.

Il avait été convenu que j’arriverais en avril. Jack devait retenir ma place d’avion. Mon instinct eût été de traverser par Air-France et cela me paraissait si naturel que je ne pensai même pas à le lui dire[316]. Au dernier moment, je reçus un billet Paris-Londres et Londres-New York, délivré par une ligne américaine qui, en ce temps-là, n’avait pas le droit de faire escale chez nous. Cela me contraria un peu mais je suis, vous le savez, une personne facile à vivre[317] et, plutôt que d’entreprendre de nouvelles démarches, j’acceptai la situation. Je devais arriver à Londres vers sept heures du soir, dîner à l’aéroport et repartir à neuf heures pour New York.

Aimez-vous les aérodromes? J’ai pour eux un goût inexplicable. Ils sont plus propres et plus modernes que les gares de chemin de fer. Ils sont décorés dans le style „salle d’opération“. Des voix étrangères, difficiles à comprendre parce que déformées, appellent, par haut-parleurs, les passagers pour des villes exotiques et lointaines. A travers les vitres, on voit atterrir et s’envoler des avions géants. C’est un décor irréel et non sans beauté. J’avais dîné, puis m’étais assise avec confiance dans un fauteuil anglais de cuir vert-mousse, quand le haut-parleur prononça une longue phrase que je ne saisis pas mais où je reconnus le mot New York et le numéro de mon vol. Un peu inquiète, je regardai autour de moi. Des passagers se levaient.

Dans le fauteuil proche du mien, j’avais remarqué un homme d’une quarantaine d’années au visage intéressant. Par une grâce émaciée, par les cheveux un peu fous, par le col ouvert, il évoquait les poètes romantiques anglais et en particulier Shelley[318]. En le regardant, j’avais pensé: „Ecrivain ou musicien“, et souhaité l’avoir pour voisin dans l’avion. II perçut mon soudain désarroi et me dit, en anglais:

— Je m’excuse, Madame… Vous deviez partir par le vol 632?

— Oui… Que vient-on d’annoncer?

— Que, par suite d’un incident technique, l’avion ne partirait qu’à six heures du matin. Pour les passagers qui voudraient aller dormir à l’hôtel, la compagnie fournira un car, dans quelques instants.

— Quel ennui! Aller à l’hôtel pour se lever à cinq heures du matin! C’est odieux… Qu’allez-vous faire?

— Oh! moi, Madame, j’ai la chance d’avoir un ami qui travaille et loge ici même, à l’aéroport. J’avais laissé ma voiture dans son garage. Je vais la reprendre et rentrer chez moi.

Au bout d’un instant, il ajouta:

— Ou plutôt, non… Je vais profiter de ce délai pour faire une tournée… Je suis facteur d’orgues[319] et dois vérifier de temps à autre, l’état de mes instruments dans plusieurs églises de Londres… Voilà, pour moi, une occasion inattendue d’en inspecter deux ou trois.

— Vous pouvez entrer, la nuit, dans les églises?

II rit ri sortit de sa poche un énorme trousseau de clefs.

— Mais oui! C’est surtout la nuit que j’essaie mes claviers et mes souffleries, pour ne déranger personne.

— Vous jouez vous-même?

— De mon mieux.

— Ça doit être beau, ces concerts d’orgue donnés dans la solitude et l’obscurité.

— Beau? Je ne sais. Bien que j’aime la musique religieuse, je ne suis pas un grand organiste. Mais que j’y prenne, moi, un vif plaisir, cela est certain.

Il hésita un instant, puis ajouta:

— Ecoutez, Madame, je vais vous faire une offre bizarre… Vous ne me connaissez pas et je n’ai aucun titre[320] à votre confiance… Mais, s’il vous plaisait de m’accompagner, je pourrais vous emmener et vous ramener ensuite ici… Vous devez être musicienne?

— C’est vrai. Comment le savez-vous?

— Vous êtes belle comme un rêve d’artiste. Cela ne trompe pas.

Je vous avoue que le compliment me toucha. L’homme avait une étrange autorité. Je savais que courir Londres, en pleine nuit, avec un inconnu était imprudent; j’entrevoyais les dangers possibles. Je n’eus même pas l’idée de refuser.

— Allons! lui dis-je. Qu’est-ce que je fais de ce sac?

— Nous le mettons, avec le mien, dans le coffre à bagages.

Je serais incapable de vous dire quelles furent les trois églises dans lesquelles nous entrâmes, cette nuit-là, et ce que joua mon mystérieux compagnon. Je me souviens d’escaliers en vis que je montais aidée par lui, de rayons de lune filtrés par les vitraux, et de musiques sublimes. Je reconnus du Bach, du Fauré, du Haendel[321], mais je crois que, le plus souvent, mon guide improvisait. C’était alors bouleversant. On eût dit les confessions torrentueuses d’une âme tourmentée. Puis venaient des interventions[322] célestes et comme de suaves caresses. J’étais enivrée. Je demandai le nom de ce grand artiste. Il se nommait Peter Dunne.

— Vous devriez être illustre, lui dis-je. Vous avez du génie.

— Ne croyez pas cela. L’heure et la nuit vous font illusion. Je suis un médiocre exécutant. Mais la foi m’inspire et, ce soir, votre présence.

Cette sorte de déclaration ne m’étonna ni me choqua. Peter Dunne était un de ces êtres avec qui, après quelques minutes, on atteint à une extraordinaire intimité… Il n’était pas de ce monde. Quand la visite des trois églises fut terminée, il dit très simplement:

— Il est à peine minuit. Voulez-vous venir passer chez moi les trois ou quatre heures d’attente qui nous restent? Je vous ferai des œufs brouillés. Il y a aussi quelques fruits. Ma femme de ménage devait venir, demain matin, pour emporter tout cela.

вернуться

313

You are just wonderful. (angl.) — Vous êtes admirable.

вернуться

314

Il s’en serait bien gardé. — Il ne l’aurait jamais osé.

вернуться

315

Saint-Patrick — église de Saint-Patrick; Fifth Avenue [fifθ ’ævinju: ] (angl.) — Cinquième avenue: les rues du centre de New York se distinguent par leur numéro. Bridesmaids [' braidzmeidz] (angl.) — demoiselles d’honneur à un mariage.

вернуться

316

mon instinct eût été — j’aurais voulu; Air-France compagnie française de transports aériens.

вернуться

317

facile à vivre — qui a bon caractère.

вернуться

318

cheveux un peu fous — cheveux ébouriffés; Shelley, Percy Bysshe (1792–1822) — poète anglais.

вернуться

319

je suis facteur d’orgues — je construis des orgues.

вернуться

320

titre (m) — ici: droit.

вернуться

321

Fauré, Gabriel (1845–1924) — compositeur fiançais; Haendel, Georges-Frédéric [' hendel] (1675–1759) — compositeur allemand.

вернуться

322

interventions (f pl) — ici: voix.