— Vous? Vraiment?.. Vous étiez venu ici comme… client?
— Monsieur, dit le chauffeur, j’ai accepté ce métier pour ne plus parler de moi et ces tournants sont difficiles. Vous ne voulez tout de même pas que je vous tue, vous et ces deux jeunes filles?
— Evidemment non, dit Jean Monnier.
Puis il pensa que sa réponse était drôle et il sourit.
Deux heures plus tard, le chauffeur, sans un mot, lui montra du doigt, sur le plateau, la silhouette du Thanatos.
L’hôtel était bâti dans le style hispano-indien, très bas, avec des toits en terrasses et des murs rouges dont le ciment imitait assez grossièrement l’argile. Les chambres s’ouvraient au midi, sur des porches ensoleillés. Un portier italien accueillit les voyageurs. Son visage rasé évoqua tout de suite, pour Jean Monnier, un autre pays, les rues d’une grande ville, des boulevards fleuris.
— Où diable vous ai-je vu, demanda-t-il au portier tandis qu’un page-boy[54] prenait sa valise.
— Au Ritz de Barcelone[55], Monsieur… Mon nom est Sarconi… J’ai quitté au moment de la révolution…
— De Barcelone au Nouveau-Mexique! Quel voyage!
— Oh! Monsieur, le rôle du concierge est le même partout… Seulement les papiers que je dois vous demander de remplir sont un peu plus compliqués ici qu’ailleurs… Monsieur m’excusera.
Les imprimés qui furent tendus aux trois arrivants, étaient on effet chargés de cases, de questions et de notes explicatives. Il était recommandé d’indiquer avec une grande précision la date et le lieu de naissance, les personnes à prévenir en cas d’accident:
„Prière de donner au moins deux adresses de parents ou d’amis, et surtout de recopier à la main, dans votre langue usuelle, la formule A ci-dessous:
„Je, soussigné, sain de corps et d’esprit, certifie que c’est volontairement que je renonce à la vie et décharge de toute responsabilité, en cas d’accident, la direction et le personnel du Thanatos Palace Hôtel“.
Assises l’une en face de l’autre à une table voisine, les deux jolies filles recopiaient avec soin la formule A et Jean Monnier remarqua qu’elles avaient choisi le texte allemand.
Henry M. Boerstecher, directeur, était un homme tranquille, aux lunettes d’or, très fier de son établissement.
— L’hôtel est à vous? demanda Jean Monnier.
— Non, Monsieur, l’hôtel appartient à une Société Anonyme, mais c’est moi qui en ai eu l’idée et qui en suis directeur à vie.
— Et comment n’avez-vous pas les plus graves ennuis avec les autorités locales?
— Des ennuis? dit Mr. Boerstecher, surpris et choqué. Mais nous ne faisons rien, Monsieur, qui soit contraire à nos devoirs d’hôteliers. Nous donnons à nos clients ce qu’ils désirent, tout ce qu’ils désirent, rien de plus… D’ailleurs, Monsieur, il n’y a pas ici d’autorités locales. Ce territoire est si mal délimité que nul ne sait exactement s’il fait partie du Mexique ou des Etats-Unis. Longtemps ce plateau a passé pour être inaccessible. Une légende voulait qu’une bande d’indiens s’y fût réunie, il y a quelques centaines d’années, pour mourir ensemble et pour échapper aux Européens, et les gens du pays prétendaient que les âmes de ces morts interdisaient l’accès de la montagne. C’est la raison pour laquelle nous avons pu acquérir le terrain pour un prix tout à fait raisonnable et y mener une existence indépendante.
— Et jamais les familles de vos clients ne vous poursuivent?
— Nous poursuivre! s’écria Mr. Boerstecher, indigné, et pourquoi, grand Dieu? Devant quels tribunaux? Les familles de nos clients sont trop heureuses, Monsieur, de voir se dénouer sans publicité des affaires qui sont délicates et même, presque toujours, pénibles… Non, non, Monsieur, tout se passe ici gentiment, correctement, et nos clients sont pour nous des amis… Vous plairait-il de voir votre chambre?.. Ce sera, si vous le voulez bien, le 113. Vous n’êtes pas superstitieux?
— Pas du tout, dit Jean Monnier. Mais j’ai été élevé religieusement et je vous avoue que l’idée d’un suicide me déplait…
— Mais il n’est pas et ne sera pas question de suicide, Monsieur! dit Mr. Boerstecher d’un ton si péremptoire que son interlocuteur n’insista pas. Sarconi, vous montrerez le 113 à M. Monnier. Pour les trois cents dollars, Monsieur, vous aurez l’obligeance de les verser en passant, au caissier dont le bureau est voisin du mien.
Ce fut en vain que, dans la chambre 113, qu’illuminait un admirable coucher de soleil, Jean Monnier chercha trace d’engins mortels.
— A quelle heure est le dîner?
— A huit heures trente, Sir, dit le valet.
— Faut-il s’habiller?
— La plupart des gentlemen le font, Sir.
— Bien! Je m’habillerai… préparez-moi une cravate noire et une chemise blanche.
Lorsqu’il descendit dans le hall, il ne vit en effet que femmes en robes décolletées, hommes en smoking[56]. Mr. Boerstecher vint au-devant de lui, officieux et déférent.
— Ah! Monsieur Monnier… Je vous cherchais… Puisque vous êtes seul, j’ai pensé que peut-être il vous serait agréable de partager votre table avec une de nos clientes, Mrs.[57] Kirby-Shaw.
Monnier fit un geste d’ennui:
— Je ne suis pas venu ici, dit-il, pour mener une vie mondaine… Pourtant… Pouvez-vous me montrer cette dame sans me présenter?
— Certainement, monsieur Monnier… Mrs. Kirby-Shaw est la jeune femme en robe de crêpe-satin blanc qui est assise près du piano et feuillette un magazine… Je ne crois pas que son aspect physique puisse déplaire… Loin de là… Et c’est une dame bien agréable, de bonnes manières, intelligente, artiste…
A coup sûr, Mrs. Kirby-Shaw était une très jolie femme. Des cheveux bruns, coiffés en petites boucles, tombaient en chignon bas jusqu’à la nuque et dégageaient un front haut et vigoureux. Les yeux étaient tendres, spirituels. Pourquoi diable un être aussi plaisant voulait-il mourir?
— Est-ce que Mrs. Kirby-Shaw…? Enfin cette dame est-elle une de vos clientes au même titre[58] et pour les mêmes raisons que moi?
— Certainement, dit Mr. Boerstecher, qui sembla charger cet adverbe d’un sens lourd. Cer-tai-ne-ment.
— Alors présentez-moi.
Quand le dîner, simple mais excellent et bien servi, se termina, Jean Monnier connaissait déjà au moins dans ses traits essentiels, la vie de Clara Kirby-Shaw. Mariée avec un homme riche, d’une grande bonté, mais qu’elle n’avait jamais aimé, elle l’avait quitté, six mois plus tôt, pour suivre en Europe un jeune écrivain, séduisant et cynique, qu’elle avait rencontré à New-York. Ce garçon, qu’elle avait cru prêt à l’épouser dès qu’elle aurait obtenu son divorce, s’était montré, dès leur arrivée en Angleterre, décidé à se débarrasser d’elle le plus rapidement possible. Surprise et blessée par sa dureté, elle avait tenté de lui faire comprendre tout ce qu’elle avait abandonné pour lui, et l’affreuse situation où elle allait se trouver. Il avait beaucoup ri:
„Clara, en vérité, lui avait-il dit, vous êtes une femme d’un autre temps!.. Si je vous avais sue à ce point victorienne[59], je vous aurais laissée à votre époux, à vos enfants… Il faut les rejoindre, ma chère… Vous êtes faite pour élever sagement une famille nombreuse“.
Elle avait alors conçu un dernier espoir, celui d’amener son mari, Norman Kirby-Shaw, à la reprendre. Elle était certaine, que, si elle avait pu le revoir seul, elle l’eût aisément reconquis. Entouré de sa famille, de ses associés, qui avaient exercé sur lui une pression constante et hostile à Clara, Norman s’était montré inflexible. Après plusieurs tentatives humiliantes et vaines, elle avait, un matin, trouvé dans son courrier le prospectus du Thanatos et compris que là était la seule solution, immédiate et facile, de son douloureux problème.
59
victorienne — ayant les idées du temps de la reine Victoria (1819–1901), reine d’Angleterre dès 1837;