Il lui paya une autre bière et elle lui demanda et vous, vous voulez pas me poser les mêmes questions, mais il n’avait pas envie. Il ne s’était même pas donné la peine de regarder son alliance, même si elle prenait grand soin de lever son verre de cette main-là et de tripoter son collier avec cette main-là.
Les musiciens continuaient de se la donner et Russell demanda s’ils jouaient souvent ici.
« J’en sais rien. Je fréquente pas trop ce bar », dit-elle.
Pourtant on dirait qu’il vous appartient, ce tabouret, songea-t-il à répliquer. Mais puisqu’il lui cachait des choses, autant la laisser mentir elle aussi. Puis Russell se retourna et regarda les quatre malabars sur scène, incapable de décider si leur heure de gloire était derrière ou devant eux.
« Ils sont pas mal, dit Caroline. Pour ce bouge.
— Oui, c’est vrai », dit-il en se retournant vers le comptoir.
Il commanda deux autres bières. Il se promit qu’il boirait la sienne plus lentement cette fois, tout en sachant que ce n’était pas une promesse très fiable.
« Bon, voilà ce que je vous propose, dit-elle. Je vais aux toilettes et vous me gardez ma place. Vous y allez et je vous garde la vôtre. Ou alors chacun peut en profiter pour filer à l’anglaise. Sans rancune.
— Ça me va, dit-il.
— Parfait. Moi d’abord. »
Elle laissa ses cigarettes sur le comptoir, prit son petit sac à main et s’éclipsa. Russell garda son verre dans une main et l’autre posée à plat sur le tabouret. Il se demanda quel genre de femme proposait des choses pareilles. Si elle jouait souvent à ce petit jeu, et s’il lui arrivait souvent de se faire planter. Elle n’avait pas l’air du genre à faire fuir les hommes. Pas à l’Armadillo. Il regarda le groupe jouer en l’attendant et il regarda le barman et la serveuse, et il se conjura lui-même de ne pas faire ni dire de conneries.
13
« T’es sûr que Heather est là ? » demanda Walt.
Ils étaient assis dans le pick-up, sur le parking plongé dans l’obscurité de l’autre côté de la voie ferrée. L’entrée éclairée de l’Armadillo bien en vue. Une heure qu’ils attendaient, les vitres baissées au début, mais les moustiques n’arrêtaient pas d’entrer, alors Larry avait mis le contact, remonté les vitres et allumé l’air conditionné. L’horloge du tableau de bord indiquait minuit et demi.
« C’est ce qu’a dit Jimmy quand il a appelé.
— Tu veux que j’aille voir ?
— Non. Je veux pas qu’ils sachent qu’on est là. Je veux qu’ils s’amusent comme des petits fous, tous les deux. Qu’ils se disent que le monde est un bouquet de roses.
— Il a dit si c’était bien le même type ?
— Le même. Le petit blondinet de merde avec qui elle s’est tirée à La Nouvelle-Orléans. »
Quelques personnes seulement étaient sorties de l’établissement depuis qu’ils faisaient le guet. Ils avaient tous les deux assez fréquenté l’Armadillo pour savoir que ça ne commençait à se vider qu’à partir d’une heure du matin, quand le groupe avait fini de jouer. Walt avait calé sa bière entre ses jambes et tapait sur ses cuisses en rythme avec les pulsations étouffées de la batterie filtrant de l’intérieur du bar. Deux autres minutes passèrent. Larry restait immobile, les yeux fixés sur la porte, d’un regard de mort.
Le groupe calma le jeu avec un morceau de George Jones et les corps s’empressèrent de se coller les uns aux autres sur la piste de danse. Au fil de la chanson, les mains descendirent plus bas et les bouches s’ouvrirent, et ceux qui étaient restés en plan étaient assis à leur table, l’air dégoûté et angoissé, regardant la foule onduler et s’agglomérer comme si elle ne formait qu’une seule masse, ivre et transpirante. Au milieu de la chanson, Caroline posa la main sur la jambe de Russell et se mit à caresser du bout des doigts le jean lissé par l’usure. À le caresser de sorte à lui faire comprendre qu’elle était à lui. Et ça faisait longtemps, mais son instinct n’était pas mort, et il fit signe à la serveuse au nombril dénudé pour avoir l’addition et la note fut réglée avant que Caroline ait pu même avoir l’idée de retirer sa main. Il descendit de son tabouret, la prit par la main et elle se leva et se mit à bouger ses épaules en rythme avec la musique. Vous voulez conduire ou vous préférez que ce soit moi, demanda-t-il, et elle pointa le doigt sur lui. Puis ils se glissèrent entre les tables désertées et sortirent dans la touffeur de la nuit.
« Putain, je le crois pas », dit Walt en se penchant vers le pare-brise.
Russell et Caroline étaient là, sur le trottoir, main dans la main.
« Bouge pas, dit Larry.
— Tu plaisantes ?
— Bouge pas.
— Putain. Il a du ressort, l’enculé.
— Là en l’occurrence, oui, on peut dire ça.
— Premier soir qu’il est de retour, l’enculé.
— Il doit être habitué à se prendre des branlées. J’ai pas l’impression que ça l’ait dérangé plus que ça.
— T’as raison, dit Walt en se renfonçant dans son siège. Va falloir taper plus fort.
— On s’en occupera. Mais pas maintenant, dit Larry. Moi, ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est l’autre qui est pas encore sorti. »
Il baissa de nouveau sa vitre. La musique s’arrêta à l’intérieur du bar. Russell et Caroline regardèrent d’un côté de la rue, puis de l’autre, et Russell indiqua une direction. Quelques minutes passèrent et la musique ne reprit pas, et Walt dit que ça devait être bon cette fois, et Larry dit bah putain c’est pas trop tôt.
14
Le blondinet n’aimait pas ce bar, il avait hâte d’en partir, et dès que la musique s’arrêta et que les guitares furent débranchées, il dit au revoir à Heather sans cérémonie et se dirigea vers la sortie. Il ne voyait pas où était le problème avec la côte du Golfe ou La Nouvelle-Orléans ou Hattiesburg, ou ces millions d’autres endroits où un homme et une femme mariée pouvaient se retrouver et faire ce qui leur chantait. Mais Heather lui avait dit ne fais pas ta chochotte. Restons en terrain familier, histoire que je puisse montrer aux filles le gros lot que j’ai décroché. Cette ville était trop petite, elle ne lui plaisait pas et il avait passé toute la soirée à se demander pourquoi il avait dit d’accord.
Dehors, il croisa un homme et une femme qui se tenaient par la main. Le type le salua d’un hochement de tête et le blondinet piocha ses clés de voiture dans la poche de son pantalon froissé. Il tourna au coin de la rue et se dirigea vers le parking à côté de la voie ferrée, un pâté de maisons plus loin. Il faisait plus sombre là-bas, aucun réverbère, rien que la faible lueur flottante des rues éclairées dans son dos. Son ombre fut avalée par l’obscurité et il se hâta de regagner sa voiture.
Il entendit un bruit de pas précipités, et quand il se retourna et vit les deux hommes qui fonçaient sur lui, il se demanda d’où ils sortaient. Il voulut dire quelque chose mais n’en eut pas le temps, ils fondirent sur lui comme une tornade. Le nez cassé au premier coup de poing et il tomba à la renverse sur le capot d’une voiture. Ils l’immobilisèrent et une grêle de coups s’abattit sur sa tête et son visage. Il essaya de se protéger mais ils étaient plus forts et ils étaient acharnés et ils le plaquaient contre le véhicule sans la moindre difficulté, et la douleur qui lui cisaillait les sinus comme une lame lui montait jusqu’au cerveau et il sentit qu’il perdait connaissance. Il était au bord de l’évanouissement quand l’un des types lui cloua les bras au capot tandis que l’autre lui écarta les jambes et se mit à lui rouer la bite de coups de poing, comme pour bien lui faire comprendre qu’on ne touche pas à la femme d’un autre homme. Le sang ruisselait sur son visage et dans son cou et les quatre poings qui le martelaient sans relâche étaient recouverts du même sang. Il était incapable de bouger et à deux doigts de tourner de l’œil, crucifié sur le capot de la voiture.