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Il savait que tôt ou tard il se rendrait à cette adresse pour en avoir le cœur net, vérifier si elle était toujours là, et pourquoi pas maintenant après tout ? Il remonta dans le pick-up et fit demi-tour. Franchit la barrière défoncée et alluma une cigarette. Puis il reprit la 48 en direction du sud et se mit en route vers Magnolia.

18

C’était l’une de ces petites bourgades pittoresques du Sud qui auraient pu servir ou avaient peut-être déjà servi de décor de cinéma. Des grandes maisons victoriennes. Des magnolias majestueux. Des réverbères fin de siècle. Des églises dont la flèche transperçait les nuages. Il passa devant un alignement de bicoques étroites. Une bleue, puis une jaune, puis une rose, puis une blanche. Il continua sur l’autoroute jusqu’au centre-ville puis tourna à gauche sur Jefferson Street et passa devant la mairie. Au bout de la rue se dressait le tribunal, il tourna à droite et continua trois rues plus loin jusqu’au sommet d’une petite colline derrière la mairie, d’où les riverains pouvaient apercevoir toute la ville de leur jardin. Il avait mémorisé l’adresse et roula lentement sur Washington Avenue à la recherche du numéro 722. Il trouva la maison au coin de la rue, une bouche d’incendie rutilante au bord du trottoir. Il se gara en face.

C’était une petite maison bleue au toit en pente. Une fenêtre en arceau à l’étage qui ressemblait à un balconnet. Des volets bordeaux. Il y avait deux cheminées et un porche qui courait tout le long de la façade avant puis tournait au coin de la maison pour rejoindre la palissade sur le côté droit. Une allée en brique menait du trottoir au perron, puis aux marches en brique avec des pots en terre cuite posés sur chacune d’elles, d’où dépassaient des pétales jaunes et blancs. Au pied des marches, un petit chariot rouge couché sur le côté. Des meubles en rotin sur le porche et des verres vides sur la table. Deux voitures étaient garées dans la rue qui longeait la maison. L’une était noire et massive, quatre portières, l’autre brillante, les feux arrière ronds. Devant la maison, un ballon de foot et une batte de base-ball. Un toboggan en plastique, aux dimensions d’un enfant.

Tous les signes extérieurs du bonheur.

Il redémarra et roula dans la nuit en pensant à sa vie. À la facilité avec laquelle il en était arrivé là. J’étais ivre, j’ai renversé quelqu’un. Et voilà. Il avait écouté avec stupéfaction les histoires des autres détenus. Les situations impossibles dans lesquelles ils s’étaient empêtrés. Les occasions qu’ils avaient eues de se remettre dans le droit chemin, et puis les choses qui avaient mal tourné pour finir, et à les entendre c’était toujours la faute des autres. Son histoire à lui était différente. J’étais ivre et j’ai renversé quelqu’un. Le scénario le plus basique qu’on puisse imaginer. Il pensait à elle maintenant comme il avait si souvent pensé à elle. Dormant dans des draps soyeux. Dormant d’un sommeil paisible et silencieux, ou se retournant parfois et le cherchant à ses côtés. C’était peut-être arrivé dans le passé, mais à présent il n’arrivait plus à se le représenter. Pas après avoir vu cette maison. Ces jouets dans le jardin. Il l’imaginait endormie et ses rêves étaient peuplés de châteaux de sable et de gâteaux d’anniversaire et de soirées entre amis, tandis que ses rêves à lui ne fourmillaient que de grenades explosives. De choses qu’il ne voulait plus voir. De choses qu’il aurait voulu pouvoir oublier.

De retour à McComb, il roula sur Delaware Avenue, sereine et illuminée par les réverbères. Deux voitures de police étaient garées côte à côte sur le parking d’une boutique de prêteur sur gages, les vitres baissées, les flics en grande conversation. Il passa devant les magasins, les stations-service, et il se rapprocha du centre-ville, où les rues pullulaient d’églises, et il ralentit en arrivant aux abords de la première église méthodiste, avec ses grandes arches et ses marches en brique et sa flèche de bois qui projetait une ombre majestueuse dans la rue l’après-midi. Il n’avait pas dédaigné l’Église ni le Seigneur, dans le temps ; avec sa mère et son père, il allait à la messe tous les dimanches matin. Son père le déposait au catéchisme, puis il s’asseyait à côté de sa mère sur le septième banc dans l’allée de droite en attendant que son père les rejoigne dans la sacristie pour le début de l’office. Sa mère, jambes croisées, sa Bible posée sur les genoux, avec liza gaines inscrit en bas à droite sur la couverture. Son père, à côté d’elle, vêtu de son costume noir qui allait avec toutes ses cravates, et quand Russell remuait d’impatience sur le banc, Mitchell tendait un bras derrière le dos de sa femme et lui pinçait l’oreille en le regardant d’un air sévère. Alors Russell se décalait et venait s’asseoir entre sa mère et son père. Sa mère sortait un stylo de son sac à main et le laissait dessiner sur le programme de la messe du jour. Ça l’occupait pendant la durée de l’homélie, puis tout le monde se levait et se mettait à chanter et le prêtre dressé devant la chaire demandait aux âmes de sa paroisse de s’avancer et parfois l’un d’eux y allait mais la plupart du temps non, et puis ils sortaient de l’église et son père serrait la main du prêtre et des doyens, et ensuite ils rentraient à la maison et mangeaient un plat en sauce.

Il ralentit et se gara devant ces marches en brique. Puis il sortit, fit le tour du pick-up et s’adossa à la portière côté passager. Il leva les yeux vers la flèche de l’église qui se perdait dans le noir du ciel nocturne.

En taule, il avait essayé de s’y remettre. La chapelle de la prison était remplie de rangées de chaises pliantes en métal et la chaire était prolongée par une estrade sur laquelle se trouvaient d’autres chaises, pour le jeune homme aux yeux clairs venu de l’église du coin qui dirigeait la chorale et le prêtre et deux gardiens. Le prêtre changeait tous les mois, parfois un intervenant issu d’une paroisse des environs, parfois un évangéliste itinérant, parfois encore un jeune théologien frais émoulu du séminaire de La Nouvelle-Orléans. Mais il ne s’était jamais fait à l’idée de se retrouver assis à côté de ces hommes qui chantaient des hymnes d’amour et de miséricorde, conscient des crimes dont ils étaient coupables et conscients qu’ils venaient là trouver la rédemption. Profiter de la grâce qui leur était offerte alors que ceux à qui ils avaient fait offense passaient sans doute des nuits blanches à faire les cent pas sur leur moquette élimée ou à fouiller dans l’armoire à pharmacie en quête des pilules qui les aideraient peut-être à trouver le sommeil. Il n’aimait pas le moment où ces hommes se levaient et venaient se placer derrière le pupitre pour livrer leur témoignage. C’était toujours la même histoire. Oui, j’ai violé. Oui, j’ai ôté la vie. Oui, j’ai volé. Oui, j’ai levé la main sur mon frère humain. Mais aujourd’hui j’ai trouvé l’amour du Seigneur. Aujourd’hui je vois la lumière. Aujourd’hui je suis sauvé, et cetera, et cetera, sous un déluge d’amen et d’alléluia et de loué soit le Seigneur, au point que Russell ne put bientôt plus le supporter et laissa tomber. Il ne pensait pas que ça marchait comme ça, et si ça marchait comme ça, alors c’était que quelque chose ne tournait pas rond.

Un jour, il avait demandé au prêtre s’il était réellement possible à son avis que ces hommes entrent au royaume des cieux si leur repentir était sincère.

« Si je ne pensais pas que c’était possible, je ne serais pas là », avait répliqué le prêtre.

C’était un pasteur baptiste à la retraite. Il boitait et il avait une barbe blanche et des lunettes à monture noire, et Russell devinait au ton de sa voix qu’il avait entendu toutes les histoires possibles et imaginables de la bouche des pécheurs.