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« Et vous pensez que c’est juste ? » avait demandé Russell, prêt à dégainer cette deuxième question parce qu’il savait d’avance ce que répondrait le prêtre à la première.

Le prêtre ôta ses lunettes et les essuya avec le bout de sa cravate. Puis il les leva pour les inspecter à la lumière avant de les remettre.

« Qu’entendez-vous par “juste”, mon fils ? Ce qui est juste à mes yeux, ou ce qui est juste aux vôtres, ou à ceux de ce gardien de prison là-bas ?

— Vous savez très bien ce que je veux dire, fit Russell.

— Oui, répondit le prêtre. Je sais ce que vous voulez dire. »

Puis il croisa les bras et regarda Russell droit dans les yeux. Russell attendit. Le prêtre poussa un long soupir.

« Moi non plus, je ne trouve pas ça juste, dit Russell.

— Mais peu importe ce que vous ou moi trouvons juste, rétorqua le prêtre. La seule chose qui compte, c’est ce qui est juste aux yeux du Seigneur. Il laisse la porte ouverte. À tout le monde. »

Russell lui montra du doigt un détenu qui quittait la chapelle.

« Vous voyez ce type ? » demanda-t-il.

Le prêtre se retourna et regarda.

« Ce type, continua Russell, a battu sa grand-mère à mort parce qu’elle refusait de lui dire où étaient les clés de sa voiture.

— Je sais », dit le prêtre.

Puis Russell lui désigna un autre détenu.

« Celui-là, il a violé son petit frère pendant cinq ans. »

Le prêtre hocha de nouveau la tête.

« Son petit frère, répéta Russell.

— J’avais compris. »

Russell s’apprêtait à lui montrer un troisième exemple, mais le prêtre l’interrompit d’une main levée.

« Et vous, qu’avez-vous fait ?

— Une putain de connerie, répondit-il. Mais je ne voulais pas. Eux, si.

— Je ne mets pas votre parole en doute.

— C’est plus compliqué que ce que vous avez l’air de croire.

— Compliqué à nos yeux. Mais pour Lui, c’est très simple. Voyez Matthieu. Vous suivez ou vous ne suivez pas. Je vous connaîtrai ou je ne vous connaîtrai pas. La ligne à suivre est droite.

— Et à vous entendre il y a des échelons le long de cette ligne. Ou des tunnels en dessous.

— Il y a la grâce. Des échelons, un tunnel, appelez ça comme vous voulez. Mais je ne saisis pas bien ce que vous cherchez. Je ne sais pas si vous êtes en train d’essayer de vous justifier en condamnant ces hommes ou si vous voulez me faire dire que vous êtes différent d’eux. De toute façon, tout ce que je pourrais dire n’importe guère. »

Le gardien avait alors donné un coup de sifflet et Russell était sorti de la chapelle avec le reste de ses codétenus. Il n’était jamais revenu. Il avait passé de nombreuses nuits à réfléchir aux paroles du prêtre. Le pardon est là si vous le voulez. Peu importe ce que vous avez fait. Il y avait quelque chose de bizarre là-dedans. Il fallait bien qu’il y ait un point de non-retour. Des choses qu’on ne pouvait pas réparer. Il avait côtoyé les pires spécimens d’humanité et il aurait voulu qu’ils soient punis de leurs crimes afin de pouvoir se sentir différent d’eux.

Il détacha son regard de la flèche et monta les marches de l’église. Se demanda si le vieux prêtre était encore de ce monde. S’il aidait toujours ces types-là à revenir dans le droit chemin.

Ce soir-là, il avait bu plus que d’habitude sans raison particulière, sinon que c’était l’un de ces vendredis soir torrides du Mississippi où vous venez de toucher votre paye et il y a dans votre vie une fille bien qui vous aime et vous recevez cinq sur cinq cette radio de La Nouvelle-Orléans qui passe des vieux blues, ces voix brisées qui chantent la poisse et les femmes insatiables et les p’tits coqs rouges et les allées et venues furtives par la porte de derrière. L’un de ces soirs où la lumière s’attarde et repousse sans cesse la nuit et tant qu’il y a de l’essence dans les pompes des stations on se dit que ce serait trop bête de ne pas la faire flamber. Plus d’une fois par la suite il s’était dit qu’il aurait mieux valu qu’il y ait une raison. Quelque chose qui l’aurait provoqué, poussé, énervé, bousculé, quelque chose qui aurait pu expliquer qu’il ait tellement bu. Plus d’une fois il aurait voulu pouvoir pointer du doigt et désigner un autre coupable. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Il partit du travail plus tôt ce vendredi après-midi-là. Jour de paye. Encaissa son chèque, en laissa une partie à la banque, mit l’autre dans sa poche, et se rendit dans une maison des quartiers est de la ville, où son père lui avait demandé d’aller s’occuper d’un problème. Arriva, frappa à la porte, et une femme lui ouvrit, un bébé calé sur la hanche et un autre gosse accroché à sa jambe, le fit entrer et l’emmena dans la cuisine où elle lui montra la fuite. Il ressortit pour aller prendre sa caisse à outils dans le pick-up, retourna à l’intérieur, se glissa sous l’évier et le répara. Puis elle l’emmena dans la salle de bains, appuya sur l’interrupteur, pas de lumière, il lui demanda si elle avait songé à changer l’ampoule, et elle fit basculer le bébé sur son autre hanche et déguerpir l’autre gamin qui lui collait aux basques et elle lui dit j’ai l’air d’une débile ou quoi. Non non, pas du tout, répondit-il, et il prit un tournevis, démonta l’interrupteur, tira sur les fils électriques, et comme souvent dans ces vieilles baraques que son père avait retapées, il y avait un fil mal connecté, et il le remit en place, appuya sur l’interrupteur et la lumière fut.

Il lui demanda s’il y avait autre chose et elle dit non, alors il reprit sa caisse à outils et partit. S’arrêta à une station-service, fit le plein, et il s’apprêtait à acheter quelques bières quand tout à coup cette sensation le submergea. Cette sensation qui vous dit qu’on est vendredi soir, qu’on n’a rien à faire demain et que c’est une fichue belle soirée. Et la bière ne conviendrait pas à la circonstance, alors il s’arrêta au débit de boissons et s’acheta une petite bouteille de bourbon. Old Charter. Huit ans d’âge. Le même genre de bouteille que son père planquait dans le placard au-dessus de la cuisinière. Puis il se rendit chez Sarah et elle était là, avec sa mère et sa demoiselle d’honneur. En train de planifier. Elle ne faisait plus que ça ces derniers temps, planifier. Plus que quelques semaines. Ils discutèrent un moment, puis il l’embrassa et elle lui demanda s’il voulait bien prendre sa voiture et faire vérifier l’huile demain et il dit d’accord, pas de problème. Prit la bouteille de bourbon dans le pick-up, s’installa au volant de la voiture de Sarah et recula le siège conducteur au maximum. Fit un saut à l’épicerie, prit un gobelet en plastique géant rempli de Coca, en versa un tiers à côté, puis ouvrit l’Old Charter et redémarra. Prit l’autoroute pour aller chez JC. Des pick-up et quelques motos sur le parking en gravier. La porte ouverte sur la salle de billard, de la musique à l’intérieur, et il prit sa bouteille parce que JC ne vendait que de la bière. Deux types barbus et tatoués à une table, deux autres en bleu de travail à une autre, et JC assis derrière le bar en train de lire son journal. Le petit homme au visage ridé leva les yeux et dit salut à Russell, et quand il avisa la bouteille dans une main et le gobelet géant dans l’autre, il ouvrit la glacière et posa deux cannettes de Coca sur le comptoir. Russell s’installa au bar et resta à discuter avec JC en regardant la partie de billard. Des clients partirent, d’autres arrivèrent, et deux heures passèrent et dehors il faisait presque nuit. La bouteille bien attaquée maintenant. Il dit au revoir à JC, salua d’un signe de tête quelques types qu’il connaissait puis sortit du bar et remonta dans la voiture de Sarah. Bien dans sa tête, la nuit, sa vie. Il roulait et se sentait bien. Ne pouvait pas s’empêcher de se sentir bien. Il s’arrêta pour pisser sur le bas-côté de la route et vit des lucioles dans le champ. Des centaines de lucioles. Alors il s’assit sur le capot de la voiture et les regarda pendant un moment.