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— Non, dit Maben. Pas les chiens gentils. »

21

Boyd prit un café dans un drive-in et passa la matinée à patrouiller sur les routes en pensant à Russell. Il ne voulait pas, mais ne pouvait pas s’en empêcher. Il n’y avait aucune raison de soupçonner d’autres explications à la présence de Russell, ce soir-là sur ce chemin, que celles qu’il avait avancées. Il devait se sentir comme un rat tout juste libéré de sa cage, et il avait vu les lumières des gyrophares, les avait suivies et avait débarqué sur les lieux par pure coïncidence. Aucune raison d’aller chercher une autre explication, ne cessait de se répéter Boyd. Il continua de boire son café tout en roulant sur l’autoroute qui menait à la frontière de la Louisiane, dans un sens puis dans l’autre, puis il s’arrêta au relais routier pour faire le plein. Il s’appuya contre le véhicule tandis qu’il remplissait le réservoir, sortit ses lunettes de soleil de sa poche de poitrine et les mit. La main posée sur le ventre, se frottant la panse en faisant mine d’ignorer l’embonpoint qu’il avait pris ces dernières années.

Quand il eut fait le plein, il remonta en voiture, repartit en ville et prit la direction de la maison de M. Gaines. Sa dernière visite là-bas remontait au temps d’avant l’arrestation de Russell, et il se souvenait des virées dans le petit pick-up que M. Gaines avait offert à Russell, et il se souvenait de toutes les clopes fumées ensemble, et de toutes les cannettes descendues, et des retours à pas d’heure. Il se souvenait de la soirée où Shawna Louise était là, assise entre eux, et eux qui essayaient de la tripoter et elle qui leur faisait bas les pattes avec ses grosses bagues argentées à chaque doigt et son fard à paupières vert citron et ses grands éclats de rire, comme une présentatrice télé, et le moment où ils avaient bifurqué sur un petit sentier de gravillons et qu’ils lui avaient roulé des pelles à tour de rôle et qu’ils s’étaient démenés comme de beaux diables pour aller plus loin mais elle n’arrêtait pas de les repousser en rigolant et ils avaient fini par laisser tomber. Tellement de souvenirs du même genre, les soirées foot et les soirées filles et les soirées d’été sans motif particulier. Revoir Russell et entendre de nouveau sa voix avait fait rejaillir toute une kyrielle de souvenirs, et bon sang comme il aurait préféré tomber sur lui au café du centre-ville. Ou au bar. Ou à la station-service. Ou dans n’importe quel autre putain d’endroit plutôt que sur cette route, ce soir-là.

Il dépassa un camion à plateau chargé de balles de foin, puis ralentit au sommet de la colline en arrivant en vue de la propriété de M. Gaines sur sa droite. L’étang était toujours là. La maison était toujours là. Les reflets de la lumière à la surface de l’eau, comme autrefois. Il s’arrêta dans l’allée et regarda. Se revit en train de pêcher avec Russell. Se revit en train de faire le mur avec Russell, se faufilant par la fenêtre de sa chambre à l’arrière de la maison.

Il soupira et passa la main sur ses joues propres et rasées. Puis il fit marche arrière, sortit de l’allée et retourna en ville. La nouvelle adresse de Russell écrite sur un bout de papier dans sa poche de chemise.

Boyd crut reconnaître la bicoque, et il était pratiquement sûr d’avoir aidé Russell à tondre la pelouse, un jour, à réparer la palissade ou à retaper ceci ou cela comme avait dû le leur demander M. Gaines. Il sortit de la voiture de patrouille et rajusta son uniforme. Il traversa la petite cour, monta les marches du perron, et il s’apprêtait à frapper quand la porte s’ouvrit. Russell ne portait qu’un jean, les boutons de sa braguette étaient défaits, ses cheveux en bataille. Une tasse à café blanche à la main. Il ouvrit la porte en grand, hocha la tête, tourna les talons et se dirigea vers le canapé. Boyd lui rendit son salut et le suivit à l’intérieur.

« Je me disais », fit Boyd.

Russell s’assit. But une gorgée de café.

« Quoi ?

— Je me disais, t’es un bel enfoiré. Tu m’as pas appelé ni rien, quand t’as su que t’allais sortir. Merde, je serais venu te chercher.

— Ça marche pas comme ça », dit Russell.

Boyd tapota l’insigne épinglé à sa poche de poitrine et sourit.

« J’ai des privilèges.

— Eh ben, assieds-toi avec tes privilèges. Si tu veux du café, y en a là-bas. »

Boyd s’assit sur une chaise en bois près de la télévision.

« T’es maigre comme un clou.

— Et toi, t’es gras du bide. Ta nana doit aimer les câlins grande taille.

— Hein ? Je vois pas de quoi tu parles, mais je lui poserai la question tout à l’heure. T’as dormi ?

— Pas vraiment.

— Moi non plus, dit Boyd. On a un problème, et pas qu’un peu. »

Russell hocha la tête. But une autre gorgée.

Vas-y, pensa Boyd. Dis-le. Dis-moi que tu n’as rien à voir avec cette histoire, même si je le sais déjà, mais dis-le-moi, juste pour que je sois sûr.

« Ton fusil est toujours chargé ? demanda Boyd.

— Oui.

— Qui c’est qui t’a amoché comme ça ? La tête que t’as, ça paraît tout récent.

— Ça l’est pas.

— Ça met plus longtemps à cicatriser quand on vieillit, c’est ça ?

— Et ça fait mal plus longtemps aussi. »

Boyd se leva. Regarda le salon autour de lui. Le couloir. La maison était presque vide et des vêtements étaient éparpillés çà et là.

« T’as continué à rouler longtemps hier soir ? » demanda-t-il.

Russell posa sa tasse par terre et s’allongea sur le canapé.

« Non, pas vraiment.

— Je parie que c’était le pied.

— Quoi ?

— Rouler. Le grand air. »

Russell se rassit.

« On t’a envoyé ici ?

— Merde, non, Russell. J’essaie juste de recoller les morceaux. Ça me fout en rogne que t’aies prévenu personne de ton retour.

— Larry a deviné, lui.

— Qui ça ?

— Te fous pas de ma gueule. Tu sais très bien de qui je parle. Celui qui peut pas me sentir. Ceux qui peuvent pas te sentir, c’est toujours ceux-là qui t’attendent. Alors c’est peut-être toi finalement, le bel enfoiré, dit Russell en se levant du canapé. Faut que j’aille pisser. On remet ça à plus tard, tu veux bien ?

— D’accord, dit Boyd. J’ai des tas de trucs à faire, de toute façon. Hé, tu sais quoi ? Je suis rudement content de te voir.

— Je sais. Je te charriais. »

Ils se donnèrent une tape dans la main, puis Boyd s’en alla. Il s’arrêta dans la cour, jeta un coup d’œil en arrière et vit Russell par la porte entrouverte traverser le couloir et disparaître dans la salle de bains. Arrête avec tes idées à la con, se dit-il. Les idées à la con, c’est pas la meilleure façon de commencer la journée.

Russell passa les heures suivantes sur le canapé à cuver la soirée de la veille. Il se réveilla en fin d’après-midi, se leva et alla prendre une douche. Une fois lavé et habillé, il mit un pansement neuf sur son front entaillé, même si ça ne saignait plus. Il monta dans le pick-up, mit le fusil derrière le siège et partit faire un tour pour tuer le temps avant d’aller manger du poisson avec son père et Consuela.

Il roula dans les environs de Delaware, comme quand il était ado, et pas grand-chose n’avait changé. Des voitures chargées à bloc de gamins désœuvrés par l’été, les bras pendus par la vitre baissée, les queues-de-cheval flottant au vent. Écoutant des musiques à la rythmique lourde qui pulsait dans l’après-midi finissant. Devant un fast-food, le parking était rempli de jeunes assis sur les hayons et les capots de voitures. Certains en train de téter leur gobelet en plastique géant, d’autres léchant un cornet de glace. Il entra sur le parking du cinéma, où n’étaient garés que des pick-up. Les athlètes portaient leur veste siglée, malgré la chaleur, d’autres étaient coiffés d’un chapeau de cow-boy, les pouces glissés dans les poches avant du pantalon. Quand il passa devant eux, ils le dévisagèrent, essayant de se souvenir s’ils ne l’avaient pas déjà vu quelque part, celui-là, et l’un d’eux lui lança tu veux ma photo ou quoi.