C’était le crépuscule à présent. On entendait striduler les premiers criquets. La brise du soir. Ils observaient Consuela. Les bras dans le dos, comme une écolière au moment de l’appel. Et alors elle se mit à chanter, et sa voix se mêla à la nuit commençante.
« Je persiste à penser que tu serais mieux avec nous, dit Mitchell.
— Je persiste à penser le contraire », rétorqua Russell.
Il songea à Larry et Walt. Ils étaient là, dans les parages. Ils avaient promis qu’ils reviendraient. Russell savait qu’ils le suivraient, où qu’il aille.
« Qu’est-ce que tu as fait du fusil ?
— Je l’ai mis au clou.
— Merde, Russell.
— Trente dollars.
— Trente dollars ?
— Mais non, papa, je plaisante. »
Consuela s’était rapprochée de l’étang et commença à tourner autour. Dans le peu de lumière qu’il restait, elle n’était plus qu’une silhouette.
« Pendant combien de temps elle fait ça ? demanda Russell.
— Je sais pas trop. Parfois je rentre à l’intérieur avant qu’elle ait fini. »
Russell alla leur chercher deux autres bières et ils restèrent assis à se balancer dans leurs fauteuils à bascule. Russell faillit demander à son père s’il n’y avait pas une maison quelque part à repeindre, mais il préféra garder le silence. Consuela finit par revenir, rentra dans la maison, alla se prendre une bière et s’installa à côté des deux hommes.
« Tu le sais bien. Pas vrai ? dit Mitchell.
— Je sais bien quoi ? »
Son père but une gorgée. Marqua un temps.
« Belle soirée, dit-il.
— C’est pas ce que t’allais dire.
— Non.
— Alors quoi ?
— Qu’il va venir te chercher, Russell.
— Déjà fait.
— Il a un grain. Depuis toujours.
— Je suis au courant. »
Mitchell se leva et fit quelques pas jusqu’au bord de la véranda. Il cracha dans l’herbe, leva les yeux vers la nuit de plus en plus dense et dit il va venir et revenir et il te lâchera pas. Jusqu’au bout.
22
Larry était assis au volant de son pick-up, le bras sorti par la vitre ouverte. Il était garé devant la maison de Russell, toutes vitres baissées, la radio en sourdine. Un pied-de-biche et des cannettes de bière vides sur le siège à côté de lui. Au départ sa seule intention était de sortir, de rouler au hasard. Au bout de quelques cannettes, il avait continué à rouler. Et maintenant il était garé là et il essayait de réfléchir à la meilleure façon de foutre la pétoche à l’homme qui avait tué son frère.
On l’avait toujours appelé « le grand », parce qu’il dépassait d’une bonne tête tous les hommes de la famille Tisdale, qui culminaient en général à un mètre quatre-vingts. Les grands-pères, les oncles, les frères, tous. Six années le séparaient de ses frères, du plus jeune au plus âgé. Ils étaient tous sur le même format : front et menton carrés, cheveux bruns coupés court, la raie sur le côté gauche, la bouche fine et sérieuse. Larry était l’aîné. Et le petit dernier reposait sous terre depuis onze ans.
Son problème, c’était qu’il était plus fidèle qu’un chien et qu’il pensait que tous les autres auraient dû l’être aussi. C’était ce trait de caractère qui l’avait amené pendant des années à se battre sans cesse sur des parkings, pour des filles, et plus tard dans des bars, pour des femmes. Et c’est ce qui l’avait amené à penser sans cesse au jour où Russell Gaines sortirait de prison.
Il avait épousé en secondes noces une femme de dix ans sa cadette. Heather avait plus de courbes qu’une Corvette, et elle aimait danser jusqu’à se retrouver en nage, et elle ne semblait pas avoir peur de lui quand son sang s’échauffait. Il l’avait rencontrée dans un bar du Carré français après un match des Saints. C’était la fille d’un banquier, et elle avait cette allure propre aux nantis et à ceux que la nature a gâtés. Quand elle sortait le soir, tout le monde la dévorait des yeux et elle buvait comme un mec. La couleur naturelle de ses cheveux avait disparu depuis longtemps, et elle savait faire usage de ses atouts pour obtenir ce qu’elle voulait — qui elle voulait. Elle avait été surprise quand Larry lui avait demandé de l’épouser, et Larry avait été surpris qu’elle accepte. Elle brillait à son bras quand ils apparaissaient ensemble, et il avait aimé, autrefois, observer les regards d’envie et de désir qu’elle suscitait.
Les premiers temps, leur couple avait carburé à l’énergie brute et physique, comme deux champions de boxe rivaux. Heather aimait que Larry soit toujours galvanisé par la haine. Elle aimait l’entendre parler de son frère mort, l’entendre parler de vengeance. Elle aimait l’entendre parler du type qui la lui avait faite à l’envers au boulot, ou qui avait essayé de se mesurer à lui dans un bar. Elle aimait son côté fruste, la rage qui s’allumait dans ses yeux quand il basculait. Elle attisait son tempérament bouillonnant et cherchait la dispute avec lui pour le plaisir de s’échauffer et d’en venir aux mains, comme deux bêtes affamées. Mais, tout autant que des champions de boxe, ils étaient aussi animés par l’appât du gain et la hantise de la défaite. Leur couple ressemblait à une compétition et, ces derniers temps, c’était plutôt Heather qui semblait l’emporter.
Larry avait toujours su que tôt ou tard elle perdrait patience et finirait par répondre à l’appel de tous ces regards pleins de convoitise. Il savait qu’elle finirait par aller voir ailleurs. Il s’y attendait, et quand cela arriva il préféra fermer les yeux au début. Se dit qu’elle avait toutes les excuses du monde. Non, ça me dérange pas que tu passes le week-end à faire du shopping avec tes copines, et non, ça me dérange pas que tu fasses une petite virée dans le Panhandle avec tes copines, et non, ça me dérange pas que tu ailles au casino avec tes copines. Et tandis qu’elle sortait et s’amusait comme une petite folle, il restait chez lui à enrager. Prenait sa voiture, roulait au hasard et enrageait derrière le volant. Et puis un jour il avait embrigadé Walt, dont le couple était lui aussi parti à vau-l’eau, pour rouler au hasard et enrager avec lui. Et il s’était mis à boire de plus en plus, les yeux brouillés en permanence par l’alcool, comme à présent, devant cette maison où vivait l’homme qui avait tué Jason.
L’orage grondait en lui depuis longtemps, et maintenant il était sur le point d’éclater. Les nuages s’étaient amoncelés en lui comme ils s’amoncellent parfois à l’ouest d’un ciel d’été, gris et menaçants, fondant sur l’horizon tels des vautours, chargés d’éclairs et de vent, laissant à peine le temps de fermer les fenêtres. Ce putain d’orage allait éclater, et quelqu’un allait se faire saucer.
Il était là pour faire quelque chose, mais il n’avait pas encore décidé quoi. La maison semblait déserte. Pas de lumière. Aucun véhicule garé dans l’allée. Il avait sorti des allumettes de la boîte à gants, songé un moment à mettre le feu, puis s’était contenté de griller une cigarette. Il prit la cannette de bière calée entre ses jambes, la vida d’un trait et la balança dans le jardin.
Il ouvrit de nouveau la boîte à gants et en sortit cette fois une enveloppe. À l’intérieur, quelques photos de Heather en compagnie d’un homme blond, dans un restaurant du Carré. Ils étaient assis à une longue table recouverte d’une nappe blanche, et les verres à vin brillaient à la lumière des lustres bas. Elle souriait sur toutes les photos. Et lui aussi. Les gens aux tables d’à côté souriaient, eux aussi. Même le putain de serveur avait la banane. Heather portait une robe échancrée et un collier qu’il lui avait offert pour son anniversaire, deux ans plus tôt. Larry donna un coup de poing sur la tête du blondinet. Il savait que cet enfoiré ne souriait plus, en ce moment. D’autres photos les montraient en train de quitter le restaurant. D’entrer à l’hôtel Monteleone. Assis au Carousel Bar. Les doigts de Heather posés sur l’entrejambe du blondinet. Main dans la main devant l’ascenseur qui les avait conduits jusqu’à la chambre où le blondinet s’en était donné à cœur joie avec la femme de Larry. À moins, comme il se l’imaginait, que ce ne soit plutôt elle qui s’en soit donné à cœur joie.