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« Tu m’en veux toujours ? » demanda-t-elle.

Il secoua la tête.

« Non.

— Tu es sûr ?

— Je te l’ai dit à l’époque et je te le redis aujourd’hui. J’ai aucune raison de t’en vouloir. Et si je me souviens bien, tu m’as dit la même chose. »

Au début, elle se tapait les quatre heures de route deux fois par mois pour venir le voir et parler avec lui trente minutes. Prenant seule le volant pour se rendre au milieu de nulle part, traversant le désert du delta pour arriver à ce palais de béton où les criminels essayaient de survivre les uns contre les autres. Fouillée par des hommes armés. Palpée à des endroits du corps où il aurait été impossible de cacher quoi que ce soit. Il était mortifié qu’elle voie le genre de personnes avec qui il vivait, et le genre de personnes qui venaient leur rendre visite. Elle se forçait à sourire, et se forçait à parler du monde extérieur, mais son visage tendu ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle ressentait vraiment.

« Je ne crois pas que je pourrai revenir, Russell, avait-elle fini par lui dire au bout de deux ans, la voix chevrotante et les yeux embués.

— Je ferais pareil si j’étais à ta place. Ça rime à rien. »

Il savait depuis longtemps que ce moment arriverait, et d’une certaine manière il avait été soulagé d’entendre ces mots, mais il n’avait pas pu lever les yeux en lui répondant.

« Comment ça, ça rime à rien ?

— Ça rime plus à rien. Tu sais très bien ce que je veux dire.

— Tu n’es pas obligé de le formuler comme ça, dit-elle.

— Y a pas d’autre façon de le formuler.

— Je sais.

— Bon. Moi aussi, je sais. Alors vas-y, et ne reviens pas. »

Il s’était entraîné à cette dureté, dans la solitude de sa cellule, s’adressant à une paroi de béton comme s’il parlait à la femme qu’il aimait. La femme qu’il devait convaincre, il le savait, de continuer à vivre sans lui.

« Pour de vrai, avait-il dit. Ne reviens pas. »

Elle avait regardé les autres autour d’eux dans le parloir. Se retenant pour ne pas fondre en larmes. Alors il lui avait dit que ce n’était facile pour personne. Aujourd’hui ou dans un an, peu importe. Ça ne sera jamais facile, et la seule chose à faire, c’est de te lever, de remonter dans ta voiture et de t’en aller. Sans même me regarder.

Et c’est ce qu’elle avait fait. Elle avait sorti un mouchoir de son sac à main, s’était essuyé le nez et les yeux, puis elle s’était levée sans le regarder, et elle s’était dirigée vers la porte sans le regarder, et pendant qu’elle retraversait le delta, elle avait arraché le rétroviseur intérieur et l’avait jeté par la vitre.

Il n’avait reçu qu’une seule lettre après cette dernière visite, trois ans plus tard, dans laquelle elle lui parlait de sa nouvelle vie. Il l’avait jetée dans les toilettes, mais il avait gardé l’enveloppe, dans l’idée de se rendre à cette adresse, un jour, peut-être, et de voir si elle accepterait de poser de nouveau les yeux sur lui. Comme elle le faisait à présent.

« Tu veux une bière ? lui demanda-t-il.

— Déjà que je fume une cigarette alors que je ne devrais pas…

— Pourquoi tu ne devrais pas ?

— Parce que, Russell.

— Bon. Alors, tu en veux une ou pas ?

— J’en ai envie. Mais non. Il faut que j’aille chercher les enfants.

— Les enfants. Au pluriel.

— Au pluriel.

— Combien ?

— Des jumeaux et une fille.

— Quel âge ?

— Les garçons ont quatre ans et la petite presque dix-huit mois.

— Et qui est notre héros ?

— Arrête.

— Je sais. Pardon.

— Je croyais que tu ne m’en voulais pas.

— Je ne t’en veux pas, à toi. Mais j’en veux à la terre entière pour un tas de trucs. J’imagine que tu peux comprendre. »

Elle posa sa cigarette sur les marches du perron.

« Oui, je peux comprendre.

— S’il y a quelqu’un qui devrait comprendre, parmi tous les gens que je connais, c’est bien toi.

— Je comprends, je t’assure. Bon sang. Moi aussi j’ai du mal à tourner le dos à tout ça. »

Il se leva et se mit à marcher dans le jardin. Les mains dans les poches. Se tourna vers elle. Regarda les bâches bleues. Le vieux Ford.

« Tes fenêtres, dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai décidé de les remplacer, c’est tout. Tu sais ce que c’est, les vieilles maisons… »

Et soudain il n’avait plus envie que d’une seule chose : le silence. Plus un mot. Il voulait retourner s’asseoir à côté d’elle et lui prendre la main. Il se dit que s’il pouvait faire ça, alors il restait de l’espoir. L’espoir de se sentir vraiment revenu chez lui.

Alors il retourna s’asseoir à côté d’elle et il lui prit la main. Et elle le laissa faire sans rien dire pendant un long moment, un moment qui les ramenait à une époque lointaine. Mais elle finit par retirer sa main, puis elle lui caressa le dos et elle se leva pour sortir un bout de papier de sa poche. Elle le lui tendit et il le regarda. Le petit mot qu’il avait laissé dans sa boîte aux lettres.

« Russell, dit-elle. Tu ne peux plus faire ça. »

Il froissa le bout de papier et le garda dans son poing.

« D’accord.

— Je ne plaisante pas.

— D’accord.

— Toi et moi, ce n’est plus pareil désormais. Plus du tout pareil.

— Je sais. Mais ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas. »

Elle croisa les bras. Leva les yeux vers le ciel.

« Ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas, moi non plus. Simplement que c’est comme ça et qu’on n’y peut rien.

— Ça veut dire ça et pas mal d’autres choses.

— Et d’ailleurs ce n’est sans doute plus le même genre d’amour.

— Pour toi, peut-être.

— Je ne pourrai pas revenir. Il faut que tu me promettes de ne plus t’approcher de la maison.

— Promis.

— De toute façon je ne suis pas sûre que tu aimerais beaucoup la personne que je suis devenue.

— Je pourrais dire la même chose. Mais je parie que si, je l’aimerais quand même.

— Oui, dit-elle. Moi aussi. »

Elle sortit alors de son autre poche une bague. L’alliance qu’il lui avait donnée. L’alliance qu’elle avait acceptée. Elle la posa au centre de sa paume et la lui tendit.

Il la regarda.

« Je n’en veux pas. »

Elle fit un pas en avant et posa l’alliance sur les marches, juste à côté de lui.

« Il faut que j’y aille, dit-elle.

— Sarah, reprends ça. C’est à toi.

— C’était. Il y a longtemps. »

Il hocha la tête. Et elle hocha la tête. Et elle resta là, à attendre qu’il se lève. Qu’il ajoute quelque chose. Mais il ne bougea pas et ne dit rien. Alors elle remonta dans sa voiture. Elle lui lança un regard en s’éloignant, mais ne lui adressa aucun signe d’adieu. Et lui non plus.

26

À peine avait-elle atteint le bout de la rue qu’elle regrettait de la lui avoir donnée. Bon sang, pourquoi la lui avoir rendue ? Et avec un tel empressement. Sans la moindre compassion. Elle ne comprenait pas. Ne savait même plus ce qui avait bien pu la pousser à l’apporter. Elle s’arrêta au panneau stop et jeta un coup d’œil derrière elle. Il était toujours là, assis sur le perron. Les yeux fixés non pas sur elle mais droit devant lui. Elle se rendait compte à présent que c’était bien plus qu’une alliance. Bien plus qu’un simple objet enfoui dans son tiroir à sous-vêtements depuis onze ans. Bien plus qu’un simple objet qu’elle avait pris soin de dissimuler quand elle s’était mise en ménage, et qu’elle avait pris soin de dissimuler quand ils avaient déménagé pour une plus grande maison. Plus qu’un simple anneau d’or blanc rehaussé d’un petit diamant. Elle comprenait à présent, arrêtée à ce panneau stop, le regardant par-dessus son épaule, que cette alliance représentait beaucoup plus. Que c’était un objet magique. Toujours à portée de main. Un objet qui pouvait à tout moment lui ouvrir la porte d’une autre vie, dans un autre monde, avec un autre homme, et tant que cette alliance avait été en sa possession, cette autre vie était restée possible dans son esprit. Cet autre endroit vers lequel dériver. Un monde qu’elle n’aurait pas pu rejoindre, et qu’elle n’était pas sûre de vouloir rejoindre, quand bien même elle aurait eu le choix, mais un monde possible, auquel elle pouvait penser parfois, quand elle était seule.