Il s’approcha de la porte et s’arrêta. Ne l’effraie pas.
Elle ouvrit et avança sous la lumière, vêtue d’un peignoir court enfilé à la hâte et les cheveux plus longs que la dernière fois qu’il l’avait vue. Descendant jusque sous ses épaules et légèrement plus clairs. Il mit les mains dans ses poches et s’efforça de se donner l’air le plus inoffensif possible.
« T’es pas censé venir ici, dit-elle.
— Je sais, dit-il en avançant lentement d’un pas vers elle.
— Pour de vrai, Larry. Il faut que tu partes.
— Je voulais simplement savoir comment tu allais.
— Il est tard.
— Il est là ? »
Elle jeta un coup d’œil derrière lui, comme s’il pouvait y avoir quelque chose là-bas, dehors dans le noir, ou quelqu’un.
« Bien sûr qu’il est là. Il dort. Et moi aussi je dormais », dit-elle.
Quelque part dans les bois qui cernaient la maison, un cri de bête blessée retentit. Il tourna la tête, cherchant à repérer d’où provenait le bruit.
« Qu’est-ce que tu veux, Larry ? demanda-t-elle.
— Tu crois que je pourrais entrer et lui dire un mot ?
— Non, Larry. Bon sang, non.
— Rien qu’une minute, Dana. Je te le jure.
— Tu as bu ?
— Un peu.
— Il faut que tu t’en ailles. »
Il savait que tous les flics et tous les tribunaux de Kentwood étaient du même avis, et il savait qu’il ne l’avait pas volé. Même à cet instant, ivre comme il était, il le savait bien. Il ne pouvait pas voir son fils, et il n’était pas censé s’approcher d’elle à moins de tant de mètres, et il était conscient d’être le seul responsable de cette situation. Il en avait été décidé ainsi depuis longtemps, et il n’avait pas oublié. Mais il était venu jusqu’ici, ignorant tout cela et espérant qu’elle pourrait elle aussi fermer les yeux, mais il comprit qu’elle n’avait rien perdu de sa force de caractère.
« Paraît que tu vas te remarier », dit-il.
Elle hocha la tête.
« T’es sûre de vouloir retenter le coup ?
— Tu l’as bien fait, toi.
— Bien pour ça que je te demande. C’est pas parce que tu changes de bonhomme que ça sera forcément mieux.
— Je vais quand même essayer.
— Ça peut pas être pire, de toute façon, hein ? dit-il.
— Si c’est comme ça que tu vois les choses. »
Il vacilla et manqua tomber par terre.
« Je vais rentrer, et toi tu vas partir. Tout de suite. Fais en sorte que ça n’aille pas plus loin.
— Il va jouer dans l’équipe poussins cet été ?
— Il est trop vieux pour l’équipe poussins.
— Déjà ? Merde. »
Larry murmura dans sa barbe. Traça un X sur le sol avec le talon de sa botte.
« Je pourrais entrer, juste le voir ? Je dirai rien. Je veux juste le regarder une seconde.
— Hors de question.
— Il a grandi ?
— Tu t’en rendrais pas compte, même si tu le voyais. Il est allongé quand il dort.
— Putain, Dana. Je sais bien, ça. Alors, il a grandi ou pas ? »
Elle croisa fermement les bras.
« Oui. Il est grand, dit-elle. Maintenant rentre chez toi. Je ne te le répéterai pas. Va-t’en. »
Elle le regarda comme avant, quand elle voulait qu’il devienne meilleur, puis elle rentra dans la maison. Le verrou s’enclencha et les lumières s’éteignirent, celle du porche d’abord, puis celle de la chambre, et il sentit qu’elle l’observait. Attendait qu’il parte. La bête blessée hurla de nouveau dans les bois. Pour la dernière fois, aurait-on dit. Il remonta au volant du pick-up, fit marche arrière et attendit d’avoir rejoint la route pour rallumer ses phares.
Il éprouvait souvent une grande sérénité lorsqu’il roulait sur les chemins de l’arrière-pays au plus profond de la nuit : les routes désertes, ce sentiment d’être séparé de tout ce qui vivait là-bas dans les lumières de la ville. Mais cette sérénité pouvait tout aussi bien se briser et s’éparpiller dans les recoins les plus sombres de la campagne quand il était soudain submergé par les pensées haineuses qui l’habitaient — l’épouse qu’il n’avait plus, et le fils qu’il ne pouvait pas voir, et la femme qui était la sienne aujourd’hui, et les hommes qui fricotaient avec elle, et les morts qui ne reviendraient jamais, et les vivants qui reviendraient toujours. Et alors il enrageait contre l’objet le plus saillant de sa haine, et il regardait dans le rétroviseur et cet objet était là et lui rendait son regard, et il était facile de haïr tout le reste, mais se haïr soi-même était une torture, et c’était dans ces moments d’introspection, au comble de l’ivresse et de l’ignominie, qu’il comprenait qu’il finirait un jour par tuer l’homme, Russell Gaines, qui avait tué Jason. Et plus les années passaient, moins il arrivait à se défaire de cette révélation quand se dessinait à l’horizon la première lueur de l’aube.
Il franchit la frontière du Mississippi, zigzaguant d’une voie sur l’autre sans même s’en rendre compte, et réussit à rentrer chez lui sans encombre. Il poussa la porte, tituba et tomba dans le couloir, puis il se releva, se dirigea vers la chambre et trouva la porte fermée. Vas-y, ouvre, putain. Il frappa un grand coup bruyant et elle vint lui ouvrir. Il l’attrapa dans le noir, arracha ce qu’elle portait à l’aveuglette, puis il la renversa sur le lit et s’effondra sur elle et il fit de son mieux pour la dégoûter.
29
Maben poussa la porte du foyer, s’attendant à la trouver fermée et espérant que la femme de l’accueil ne lui demanderait pas le mot de passe, puisque personne ne le lui avait donné. Mais c’était ouvert, et elle entra, fatiguée mais satisfaite des quelque quarante dollars qu’elle avait gagnés, et plus satisfaite encore que Sims lui ait dit qu’elle pourrait revenir. Personne à l’accueil. Il y avait de la lumière dans le bureau mais la porte était fermée. Le carreau de verre encastré dans la porte était en majeure partie obturé par un store, mais à travers les lamelles Maben aperçut la jeune femme noire de la veille assise à un bureau, en train de parler au téléphone. Elle se dirigea vers le fond du bâtiment et trouva Annalee assise sur sa couchette, les jambes croisées telle une Indienne, un livre ouvert devant elle — La Petite Poule rousse — qu’elle essayait de lire d’un air concentré.
« Coucou, ma puce », dit Maben.
La fillette leva les yeux et sourit. Maben s’assit à côté d’elle et lui demanda ce qu’elle avait fait pendant la soirée, mais avant qu’Annalee ait pu répondre, Maben vit que le sac-poubelle n’était plus sous sa couchette, là où elle l’avait laissé. Elle bondit, regarda sous la couchette de la petite, mais il n’était pas là non plus, ni sous la commode. Un sac de toile était posé au pied de la couchette. Maben l’attrapa et le brandit sous le nez de la fillette.