— Dans quel genre d’emmerdes vous vous êtes fourrée ? »
Elle ne répondit pas.
« Putain de grand écart entre passer la serpillière et braquer un inconnu sur un parking. Et dans la même soirée. »
Toujours pas un mot.
« Où on va, maman ? »
Elle ne savait pas quoi dire. Elle ne savait pas quoi penser. Ça durait depuis des années et des années. Des années à ne pas savoir où elle allait ou ce qu’elle faisait ou comment s’appelaient les types avec qui elle le faisait. Certaines de ces années complètement oblitérées dans son souvenir, d’autres trop présentes. Les ecchymoses et le ventre vide. Les réveils au petit matin, nue, dans des chambres moisies, sans lumière, sans argent, sans la moindre idée du nom de la ville où elle se trouvait. Le type au cabriolet à Slidell et le centre de désintox à La Nouvelle-Orléans où ils l’avaient attachée au lit pendant deux jours, le temps que les hallucinations disparaissent, et le type de Mobile avec sa liasse de pognon et sa stratégie pour tout rafler au black jack. Le type de Natchez qui organisait des combats de coqs dans son jardin et la bonne came du type aux piercings qui menait à la mauvaise came du type aux piercings. Toujours à croire que la prochaine fois ça se passerait mieux. Et l’étau qui se resserrait toujours un peu plus chaque fois. Et qui se resserrait sur elles deux à présent. Elle regarda la petite, qui avait un livre ouvert posé sur les genoux même s’il faisait trop sombre dans la voiture pour lire.
Russell alluma une cigarette et entrouvrit sa vitre. Il en proposa une à Maben et elle accepta.
« T’en veux une ? » dit-il à la petite.
Elle fronça le nez. Puis il lui demanda comment elle s’appelait mais la femme lui dit de ne pas répondre.
« Personne a besoin de savoir nos noms, dit-elle.
— Pas de noms. Nulle part où aller, dit-il.
— On sait où on va. Vers le nord.
— Nulle part où aller là-bas.
— Vous pouvez nous lâcher où vous voulez, dit-elle. Mais il faut que vous me rendiez ce revolver. Je pensais pas à mal. C’est juste que j’avais besoin d’un véhicule. Je peux vous payer si vous voulez.
— Combien ?
— Pas beaucoup.
— Qu’est-ce que vous fuyez ?
— Oui, c’est vrai, dit Annalee, j’aimais bien là-bas. »
Maben prit le livre des mains de la fillette et le ferma. Annalee gémit et essaya de le lui reprendre mais Maben lui dit d’attendre une seconde.
« D’abord j’ai quelque chose à te demander, dit-elle.
— Quoi ? dit la fillette.
— Quand la dame a rangé nos affaires, qu’est-ce qu’elle a dit quand elle a trouvé le revolver ?
— Je sais pas.
— Essaie de te souvenir. Tu étais là avec elle ?
— Oui.
— Alors rappelle-toi. Qu’est-ce qu’elle a dit ? »
La petite posa un doigt sur son menton et regarda droit devant elle par le pare-brise. Elle fit la moue.
« Elle a dit merde alors.
— Et quoi d’autre ?
— Rien. Elle a demandé d’où ça sortait et j’ai dit que c’était à ma maman. Mais je l’avais jamais vu avant.
— Tu lui as dit ça ?
— J’ai dit que je l’avais jamais vu avant.
— Et ensuite ?
— Ensuite elle l’a pris et elle est partie. Elle avait l’air toute bizarre. »
Russell écoutait. Il n’était pas difficile de deviner qu’il leur était arrivé quelque chose à quoi elles ne s’attendaient pas. La femme avait l’air de quelqu’un pour qui ce n’était peut-être pas la première fois, mais il y avait une pointe d’inquiétude dans sa voix. Il la reconnaissait pour l’avoir entendue chez des hommes qui savaient de quoi demain serait fait et qui savaient qu’ils ne pouvaient rien y changer.
Ils arrivèrent en vue d’une aire de repos. Russell s’y engouffra et Maben ne dit rien. Un parking sous une lumière blanche de réverbères. Un petit bâtiment en brique abritant des sanitaires sur la droite. Un pavillon et des tables de pique-nique sur la gauche. Une femme qui promenait son chien dans l’herbe autour du pavillon, et des motos garées devant les toilettes et des hommes et des femmes habillés en cuir debout en train de fumer à côté des motos. Des distributeurs automatiques de boissons alignés contre le mur du bâtiment des sanitaires et au-dessus des machines une horloge ronde qui indiquait dix heures cinq.
Russell se gara près des motos. Coupa le moteur. Toucha la plaie sur son front.
« J’ai faim », dit la petite.
Maben ouvrit la portière et sortit et la fillette la suivit. Maben lui donna deux dollars et lui dit d’aller prendre quelque chose. Puis elle se rassit de côté sur son siège, les jambes ballant à l’extérieur du pick-up.
Russell prit le revolver et le fit passer d’une main dans l’autre.
« Joli joujou, dit-il.
— Je voulais pas de gosse », dit-elle.
Elle regardait Annalee, debout devant les distributeurs, qui n’arrivait pas à choisir.
Il voulut répondre qu’elle n’aurait pas dû dire des choses comme ça mais elle tourna la tête et continua.
« J’ai pas de quoi la nourrir. Pas de quoi lui donner un toit. Je sais même pas à quel moment c’est arrivé. Quelqu’un me l’a plantée dans le ventre et c’est tout. Je tournais en rond un jour et je me sentais mal et puis j’ai commencé à gerber et ça a continué comme ça jusqu’au moment où j’ai compris. Au début je voulais faire quelque chose mais la nuit tombait et puis le lendemain j’avais plus le courage. Je me suis même retrouvée dans une clinique une ou deux fois. Dans la salle d’attente avec une connerie de magazine. En sueur. Je restais assise là jusqu’à ce qu’on m’appelle et alors je me tirais. Et puis la nuit tombait encore et j’ai fini par me dire que je le garderais et qu’on verrait bien.
— Moi aussi, la nuit, ça me fait ça, dit-il. Me pousse à faire des trucs que je devrais pas.
— Doit y avoir quelque chose, acquiesça-t-elle.
— Vous avez des ennuis ? »
Elle hocha la tête et regarda la petite.
« De gros ennuis, si je me trompe pas, dit-il.
— Les ennuis, c’est toujours gros, non ? » dit-elle en se tournant vers lui.
On aurait dit que ses yeux avaient rétréci et s’étaient enfoncés dans son visage. Elle savait que des conversations au téléphone avaient lieu en ce moment même à son sujet.
« Il n’est pas à vous, ce revolver, dit-il.
— Non. »
Un éclair zébra le ciel, suivi du tonnerre, et les hommes et les femmes rassemblés autour des motos éteignirent leurs cigarettes et remirent leurs casques et leurs vestes. Les moteurs vrombirent et rugirent et pétaradèrent tandis que chacune des femmes trouvait son compagnon et grimpait derrière lui. Maben regarda Annalee qui se bouchait les oreilles, une cannette dans une main et une friandise dans l’autre. Un homme seul sur sa moto démarra en tête et les autres le suivirent, le grondement des bécanes décuplé par l’accélération, puis disparaissant à mesure que les bikers quittaient l’aire de repos et s’éloignaient dans la nuit. Quand le silence fut revenu, la fillette se dirigea vers le pick-up, mais Maben lui dit d’aller s’asseoir à une table de pique-nique. Juste un moment. Il faut que je parle au monsieur.
« Qu’est-ce qu’on est censé faire quand il faut que personne nous retrouve ? demanda-t-elle en jetant sa cigarette sur l’asphalte.
— Bonne question, dit-il.
— Et qu’est-ce qu’on est censé faire quand on aime quelqu’un et qu’on sait que si jamais on nous retrouve on nous la prendra ? »
Russell remua sur son siège. Laissa échapper un soupir.
« Encore meilleure comme question », dit-il.