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Annalee s’était assise sur la table de pique-nique et balançait ses jambes dans le vide. Elle mangeait sa barre de chocolat avec précaution, comme si elle portait sa plus belle robe.

« Ça vaudrait mieux pour elle de toute façon, dit Maben.

— Vous en savez rien.

— Si. Je sais. Je le savais pas jusqu’à maintenant. Mais maintenant je sais. Y a deux heures, j’avais du boulot et on avait un endroit où dormir en paix. Même si c’était que pour quelques jours. Je savais pas ça, alors. Et si je le savais, je voulais pas le reconnaître. Mais maintenant je sais. »

Russell ralluma une cigarette avec la fin de la précédente. Une voiture arriva sur l’aire de repos et un petit garçon jaillit de la banquette arrière et courut aux toilettes et son père lui courut après en lui disant retiens-toi retiens-toi.

« Peut-être que si vous me racontiez ce qui se passe je pourrais trouver un moyen de vous aider, dit Russell.

— Et peut-être que Jésus va descendre de ses grands chevaux et venir nous préparer un bon petit gueuleton.

— Peut-être bien.

— Mais sans doute pas.

— Mais peut-être.

— J’ai fait quelque chose que n’importe qui d’autre aurait fait et c’est fini et voilà c’est comme ça.

— Et vous le referiez ?

— Je vois pas pourquoi je le referais pas.

— Eh bah, alors, arrêtez de vous inquiéter.

— Vous savez comme moi que c’est pas comme ça que ça marche. »

Il enleva les balles du barillet puis lui rendit le revolver. Glissa les balles dans sa poche de poitrine.

« Le truc, c’est que vous savez pas ce que je peux ou ce que je peux pas faire. Soit je peux vous aider, soit je peux pas. C’est pas plus compliqué. Mais vous le saurez pas comme ça. Et j’ai comme l’impression que vous avez pas grand-chose à perdre. »

La fillette termina sa friandise, sauta de la table et se rapprocha d’eux, les yeux rivés au sol et mettant un pied devant l’autre comme si elle marchait sur un fil. Maben se retourna vers Russell qui se grattait la barbe.

« Vous habitez où ? demanda-t-elle.

— À six rues à peu près de l’endroit où vous m’avez pointé ce truc sur l’oreille.

— J’ai vécu à McComb y a longtemps.

— Je vous ai vue passer la serpillière au café. Vous devez toujours vivre là-bas, j’imagine.

— On est arrivées à pied hier. Ou la veille.

— À pied ?

— Arrivée à pied, partie en courant. Des années que j’étais pas revenue. Depuis longtemps avant elle.

— Comment vous vous appelez ? »

Elle se pencha et rangea le revolver dans le sac.

« Tout ce que je vous demande c’est de nous emmener. Si vous ne voulez pas, tant pis. On s’arrêtera ici. Mais je vous serais reconnaissante si vous nous emmeniez un peu plus loin. »

Russell hocha la tête. Annalee les rejoignit et Maben lui tint sa cannette tandis qu’elle grimpait dans le pick-up, passait devant sa mère et se rasseyait entre eux.

« Je suis coupable de pas mal de trucs, mais vous laisser là toutes seules, ça non, dit-il en démarrant. Je peux aller un peu plus loin.

— Je peux avoir mon livre ? » demanda la fillette.

Maben le lui rendit. Au-delà des lumières de l’aire de repos, il n’y avait plus que l’obscurité, et derrière eux le noir de la nuit striée par les éclairs de l’orage approchant.

30

Ils reprirent la I-55 vers le nord. Aux alentours de minuit ils traversèrent Jackson et il bifurqua sur la I-20 direction est. Une fois loin des lumières de la ville et de retour sur l’autoroute déserte à perte de vue, la petite posa la tête sur les genoux de sa mère et s’endormit. Russell baissa sa vitre à moitié et jeta les balles du revolver. Après des kilomètres et des kilomètres de silence et quand elle fut certaine que la fillette ne les écouterait pas, Maben dit vous devez me promettre que vous n’en parlerez à personne. Sa voix presque réduite à un murmure. Les yeux fixés sur la lumière des phares.

« Parler à personne de quoi ?

— De ce que je vais vous raconter. »

Et lui qui se disait qu’il était content qu’elle ne lui ait rien raconté. Lui qui se disait que ça valait mieux pour lui. Qu’il les déposerait bientôt quelque part puis ferait demi-tour et oublierait tout ça. J’ai déjà bien assez de problèmes à résoudre. Ne lui pose pas de questions. Roule, c’est tout. Lui qui se disait qu’il était bien content de ne pas avoir de gosse. Il regarda Annalee et se demanda si elle avait jamais mis les pieds à l’école.

« Un shérif a été tué », dit-elle.

Bon Dieu, pensa-t-il. Nom de Dieu. Tu avais raison, mon salaud. Tu aurais pu la faire taire mais tu l’as laissée parler et parler et nom de Dieu. Russell serra le volant comme s’il essayait à toutes forces de lui faire ravaler ce qu’elle venait de dire mais il n’y pouvait plus rien, c’était trop tard, et pourtant il continua à serrer et serrer. Elle aurait pu raconter n’importe quoi d’autre. Un petit ami taré ou des dettes d’argent, ou qu’elle avait kidnappé la gamine, même ça il aurait pu l’encaisser. N’importe quoi d’autre.

« J’ai entendu dire, oui.

— Ce revolver. C’est le sien. »

Puis elle s’interrompit. Plusieurs kilomètres passèrent.

« Vous pouvez nous lâcher où vous voulez, dit-elle.

— Je sais.

— Ça changera sans doute pas grand-chose de toute façon.

— J’imagine que pas mal de monde doit être à la recherche de cette arme en ce moment, dit-il.

— Dans ce cas vous comprenez pourquoi je me suis enfuie avec. Vous comprenez ce qu’on pourrait croire si on me trouvait avec.

— Je comprends.

— Et je parie que vous pensez savoir quelque chose maintenant. Mais vous savez rien du tout.

— J’ai pas dit que je savais quoi que ce soit. Je conduis. »

Ils arrivèrent près de Forest et il dit qu’il devait faire le plein. Il prit la sortie et s’arrêta dans une station-service. Maben resta immobile dans le pick-up et la petite ne se réveilla pas. Quand il eut fini il alla payer à l’intérieur et il revint avec un paquet de cigarettes neuf et de la bière. Il reprit l’autoroute, ouvrit une cannette et la coinça entre ses jambes. Puis une autre qu’il lui tendit.

« Vous m’avez pas l’air d’une tueuse, dit-il.

— C’est parce que j’en suis pas une.

— J’en ai vu pas mal. Des tueurs, je veux dire. Et pire encore. Les tueurs, c’est même pas ce qu’il y a de pire. Mais je sais de quoi ils ont l’air. Ils ont l’air d’en vouloir. Vous, vous avez pas l’air d’en vouloir.

— Je vois pas comment on peut vouloir ou pas vouloir quelque chose qu’on n’a pas fait.

— Oui. Vous avez pas tort, j’imagine. »

Il la regarda.

« Vous savez ce qu’il y a de pire, dit-il. Des tas de choses. »

Elle écarta une mèche de cheveux sur le visage de la petite fille. Caressa sa joue rose. Elle ne lui répondit pas. Ce n’était pas nécessaire. Ils roulèrent en buvant leur bière. Aux abords de Meridian elle se remit à parler. À lui expliquer ce qui s’était passé. Comment elles avaient marché et marché avec la petite jusqu’à ce relais routier et pris une chambre et l’impression qu’elles avaient eue pendant un moment de redevenir de vraies personnes. Et puis l’autre qui l’avait vue sur le parking et qui l’avait embarquée et ce qu’il l’avait obligée à faire et puis le coup de fil à ses copains pour qu’ils viennent profiter eux aussi et apparemment il comptait se mettre quelques dollars dans la poche au passage, et le moment où elle lui avait dit qu’elle avait une gosse et qu’il ne l’avait pas crue et qu’elle s’était dit que c’était la fin. Qu’ils allaient lui faire des trucs qu’elle ne voulait pas qu’ils lui fassent jusqu’à l’aube et ensuite elle atterrirait en taule et elle n’avait pas de quoi en sortir et on trouverait la fillette et on l’emmènerait et même si j’ai dit que j’aurais mieux fait de jamais l’avoir c’est pas ce que je voulais dire. Et qu’elle n’avait pas vraiment réfléchi, qu’elle avait simplement vu le revolver et qu’elle avait tiré et que c’était presque comme si ce n’était jamais arrivé et pourtant si et qu’elle savait que peu importe ce qu’elle pourrait raconter aux gens qui décidaient, personne ne la croirait devant un cadavre en uniforme. Elle parla à voix basse tout le long de son récit mais il vit bien qu’elle avait envie de hurler.